Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site

La civilité urbaine Les formes élémentaires de la coexistence démocratique

Carole Gayet-Viaud Economica, 2022, 240 p., 27 €.

Les espaces publics urbains sont des lieux de construction du vivre-ensemble. Entre règles tacites et politisation de la rue, comment cet idéal de vie civile s’élabore-t-il ? L’éclairage d’une sociologue.

 

Dans son ouvrage, la sociologue Carole Gayet-Viaud explore les interactions du quotidien en ville et éclaire les conditions de création du « lien civil ». Densément référencé et annoté, l’ouvrage s’inscrit dans le sillage des travaux du sociologue Erving Goffman sur les relations en public et s’appuie sur un matériau d’enquête constitué dès le début des années 2000.

La « civilité » est ici considérée comme « une activité qui, dans les situations routinières de côtoiement entre inconnus en ville, façonne et manifeste des formes de liens et définit des rapports, ordonne des manières possibles d’éprouver, hériter, tester, reconduire, mais aussi manipuler, critiquer, transformer, la normativité du vivre-ensemble ».

Centré sur l’observation de ces situations, le journal de terrain de Carole Gayet-Viaud est livré sous forme de courts récits. Ils relatent des expériences personnelles ou rapportées, principalement vécues en région parisienne entre 2000 et 2017. Leur collecte selon une démarche ethnographique vise à « la compréhension d’un certain type de phénomènes, de pratiques et de situations, dont la saisie repose sur la compétence de “membre”, et que l’analyse permet progressivement de déplier afin de mettre au jour leurs supposés implicites et leurs implications ».

C’est cette dimension implicite des relations entre inconnus et ses implications dans la définition du lien civil qu’éclaire graduellement Carole Gayet-Viaud. Car se mouvoir en ville et y vivre ensemble n’est pas qu’une affaire de normes explicites dont l’irrespect serait la marque d’une incivilité prétendument montante. Il s’agit d’une construction continue, fruit d’un ajustement volontaire entre personnes au gré d’une actualité (attentats, politisation des rapports hommes-femmes, etc.) qui influe sur nos relations et sur l’agencement des espaces publics.

Disputes régulatrices

L’auteur commence par interroger ce qui nous lie à autrui et les modalités complexes de la création du lien civil. La mendicité est un premier cas d’étude. Si cette activité s’attache à créer « un lien qui oblige », le passant ne se fait pas obligation de donner. Qu’il y ait don ou non, un trouble apparaît et intervient comme le révélateur d’une « culture morale et politique telle qu’elle se manifeste au gré des épreuves de la coexistence urbaine ». Carole Gayet-Viaud propose alors d’en explorer la fabrique à travers l’étude des « disputes ».

Pour ce faire, elle réfute un entendement de la civilité comprise comme « la manière qu’ont les individus qui vivent ensemble de se laisser tranquilles les uns les autres, pour vaquer à leurs affaires et leurs occupations, étant entendu que le centre de gravité de leurs vies se trouve ailleurs, préférentiellement dans les espaces de la vie professionnelle et privée ».

Au contraire, « les disputes ont en commun de montrer un attachement largement partagé à la définition des exigences du côtoiement ordinaire ». La définition de ces exigences s’exprime en particulier dans les « interventions civiles » telles qu’envisagées par le sociologue Patrick Pharo (Le civisme ordinaire, 1985) en tant qu’activités « dans lesquelles on s’efforce de rendre visible pour autrui le fait que son action se trouve rapportée à l’intérêt général de la cité ».

La verbalisation du reproche marque l’attente déçue d’une exigence de civilité. 

Les récits de terrain éclairent le caractère régulateur de ces interventions et leur portée selon leurs modalités de verbalisation directe (remarque pouvant susciter des excuses) ou non (commentaire marmonné pouvant déclencher une altercation).

Dans chaque dispute, ce qui est en jeu, c’est le respect de l’intégrité : « Il s’agit de faire reconnaître sa valeur, sa dignité, son égalité, défendre son bon droit, à commencer par son droit de cité. » La verbalisation du reproche marque l’attente déçue d’une exigence de civilité. En la matière, il ne suffit pas seulement de faire preuve d’égards envers autrui, mais d’attester de sa bonne volonté à agir avec bienveillance.

« Difficile civilité », conclut l’auteure qui propose d’avancer dans la caractérisation du lien civil en interrogeant nos perceptions des autres et les exigences différenciées que nous leur attachons. Elle postule que la civilité ainsi reconsidérée « se connecte à l’expression d’un souci des autres et du monde et peut s’envisager dans les termes de l’amabilité et de la sympathie. Sous un tel éclairage, l’échange civil touche à la reconnaissance d’une humanité commune ».

Inattention polie

Parmi les catégorisations structurant nos relations en public, l’âge est un premier discriminant. Les types urbains des « petits vieux » et des « bébés » se distinguent parce qu’ils suscitent « un enthousiasme public et une attractivité qui défient le règne supposé de l’indifférence, voire de la défiance et de l’évitement ». La vulnérabilité qu’incarnent ces deux types, et qui se révèle autrement dans un visage en pleurs ou un corps fragilisé, est le vecteur d’une sociabilité désintéressée. La sensibilité à la condition de l’autre considéré dans son humanité et l’égard qui lui est moralement dû à ce titre supplantent les règles d’une civilité qui privilégie « l’inattention ».

Communément, faire marque d’inattention est une forme de courtoisie. À l’inverse, quand celle-ci n’est pas de mise, dans certaines interactions de genre par exemple, l’interpellation d’une femme sur un espace public peut relever de l’offense, voire du harcèlement. Se jouent alors, d’une part, la nécessité ancienne pour les femmes d’user d’une impolitesse forcée et de tactiques d’évitement et, d’autre part, la politisation récente des rapports de genre qui conduit à leur reconfiguration parfois dans la défiance, quand l’aide d’un homme envers une femme identifiée comme vulnérable est reçue avec méfiance, parfois avec un tact et un humour permettant de sortir de la situation positivement.

L’appartenance à une minorité « peut entraîner une exigence supplémentaire de conformité ». 

En dernier lieu, la construction du lien civil est interrogée au prisme des discriminations. Dans un contexte où l’actualité des attentats terroristes de 2015 a rendu possibles des manifestations de rejet ciblées envers des minorités religieuses visibles, telles que les femmes voilées, l’appartenance à une minorité « peut entraîner une exigence supplémentaire de conformité » : il s’agit de rester discret. Pour l’auteur, cette hiérarchisation qui s’exprime entre personnes de religion, de race ou d’orientation sexuelle différentes témoigne d’une égalisation des droits encore non aboutie, dont la conquête, en citant l’exemple de Rosa Parks, se joue sur l’espace public.

Or le caractère démocratique de nos espaces publics est fragile : l’ouvrage se referme sur les enjeux sécuritaires qui président à leur aménagement et sur un post-scriptum intitulé « l’urbanité en temps de Covid ». De quoi éveiller la conscience des aménageurs comme des citoyens, chacun tenu à son niveau de considérer les espaces publics non pas comme des supports neutres de mobilité, cadres d’interactions normées, mais bien comme les garants de cette « coexistence démocratique » défendue page à page par Carole Gayet-Viaud.

Emmanuelle Bonneau
26 septembre 2022
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules