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Quand les plantes n’en font qu’à leur tête Concevoir un monde sans production ni économie

Dusan Kazic La Découverte, 2022, 392 p., 22 €.

Dans cet ouvrage pionnier, Dusan Kazic questionne les relations des paysans d’aujourd’hui avec les plantes qu’ils et elles cultivent. L’anthropologue argue que, bien plus que des produits, elles sont considérées comme des êtres vivants dotés d’une puissance d’agir.

Issu d’une thèse en anthropologie, Quand les plantes n’en font qu’à leur tête est d’abord un recueil de récits de paysans et paysannes, en agriculture biologique, conventionnelle ou raisonnée, mais aussi de chefs cuisiniers, de pépiniéristes ou de commerçants. À partir d’enquêtes ethnographiques menées dans une soixantaine de structures agricoles françaises entre un et quatre cents hectares, Dusan Kazic soulève le tabou d’un rapport aux plantes pensé au travers de liens sensibles.

Encore très peu interrogé en sciences sociales, le sujet des relations entre humain et non-humain émerge surtout autour de la question animale. Il reste minime pour les plantes en raison d’un mépris historique envers celles-ci. En s’intéressant à leur sensibilité et à leur intelligence, Dusan Kazic opère un tournant ontologique, nous incitant à quitter le naturalisme et à admettre que nous faisons aussi société avec le non-humain.

Inspiré des travaux de Vinciane Despret, Isabelle Stengers, Ursula K. Le Guin ou encore Donna Haraway, Dusan Kazic suggère de développer ou rétablir des récits alternatifs, de raconter des histoires pour animer un monde et en subvertir un autre en quittant l’imaginaire de la production pour se tourner vers les relations.

L’auteur remet en cause l’économie comme paradigme dominant.

L’auteur remet en cause l’économie comme paradigme dominant et propose de rompre avec le modèle de production, à l’origine de la destruction de la Terre et des paysans. « Si notre monde veut survivre et inverser la tendance face aux crises écologiques et aux extinctions multispécifiques, il n’y a […] pas d’autre choix que “d’animer” [les plantes]. » Il est donc question de penser une agriculture, et plus largement des mondes, sans production ni économie, des mondes de relations entre l’humain et le non-humain, des mondes post-production.

L’ouvrage commence par une critique de l’histoire de l’agriculture. À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, celle-ci se construit à partir de la pensée physiocrate, alors répandue dans les instances intellectuelles et politiques françaises. La physiocratie (littéralement « gouvernement de la nature ») est une école de pensée économique, politique et juridique qui pense les plantes en termes de « produit » et de « production ». Ces mots, fondateurs de la discipline économique, vont servir à penser la matérialité du monde : le grand récit universaliste proclame que l’humanité doit produire pour vivre.

La physiocratie a ainsi acté la naissance de la science économique, dont l’épistémologie et l’ontologie ne prennent pas en compte le rapport au vivant. De fait, le concept de production est ancré dans l’approche universaliste, sans fondement empirique. Le discours économique et techniciste, destiné au gouvernement, a été survalorisé par rapport aux savoirs paysans, aux pratiques, au sensible et à l’émotionnel. L’agriculture s’est ainsi trouvée dressée en activité de production, loin des réalités biologiques et paysannes.

Contre le productivisme

Kazic développe dans l’ouvrage trois grands corpus théoriques : le capitalisme (associé au développement durable et à la croissance verte), le socialisme (qui implique de produire autrement par l’abolition du capitalisme) et enfin le refus du productivisme – ce dernier situant sa position scientifique et politique. Kazic estime que les deux premiers, corpus capitaliste et corpus socialiste, forment des régimes de production qui ne se différencient que par l’identité privée ou publique du détenteur des capitaux. Uniquement tournés vers la production, ces régimes ne permettent pas de penser le « vivre ensemble », notamment avec le non-humain.

L’auteur condamne Marx pour avoir fondé son matérialisme sur la production comme réalité du monde et non comme concept.

De fait, l’auteur condamne Marx pour avoir fondé son matérialisme sur la production comme réalité du monde et non comme concept, validant ainsi l’épistémè physiocrate qui évacue les relations avec les êtres autres qu’humains au profit d’une mécanisation de leur caractère sensible. Ces régimes de production reprennent l’idée physiocratique selon laquelle l’objectif de l’agriculture est de produire à des fins d’enrichissement du gouvernement. Or penser qu’il faut produire pour nourrir et que le monde sans économie est inimaginable crée un blocage épistémologique et politique, commun au marxisme et au libéralisme économique, empêchant la formulation d’autres récits et la véritable protection de l’environnement.

La troisième voie, proposée par l’auteur, est celle du refus du productivisme et la sortie du concept de croissance (et donc de décroissance) pour préserver et, plus largement, vivre avec l’environnement. La préservation de l’environnement est ici incluse dans le fait de cultiver pour se nourrir sans pour autant produire, contrairement au socialisme, où la préservation de l’environnement est une activité à côté de la production. Il ne s’agit donc plus de produire autrement, mais de rompre avec le paradigme de la production et de s’ouvrir aux rapports co-évolutifs.

Co-domestication

Dusan Kazic parle d’« animer » les plantes et de « rapports animés » pour mettre en évidence le vivant. Animer les plantes permet de dépasser le mécanicisme cartésien associé à la vie non humaine et d’élaborer une nouvelle forme de sensibilité. Celle-ci anéantit l’exceptionnalisme humain et favorise la réduction de la distance induite entre humain et non-humain. Dans la continuité du sociologue Henri Mendras, Kazic expose les savoirs paysans et souligne leur conscience historique du lien de dépendance entre la terre et l’humain, façonnant une conception du « vivre ensemble » comme un « vivre avec », dans une recherche de bien-être multispécifique.

Les paysans et paysannes relatent leur manière d’interagir avec les plantes dans des relations de co-domestication.

Chapitre après chapitre, il nous relate les récits des paysans et paysannes, leur manière d’interagir avec les plantes dans des relations de co-domestication et la façon dont les plantes sont considérées : sensibles, intelligentes, communicantes, à la fois êtres de compagnie, de soin ou de travail, voire exerçant une forme de domination sur les personnes qui les cultivent. Ces mots, employés par les enquêtés, ne relèvent pas de l’économie, mais du sensible. Chaque personne rencontrée, explique le chercheur, est dans un rapport différent et personnel de co-domestication avec les plantes ; ce qui change, entre les petites et les grandes fermes, est la qualité des relations avec celles qui les peuplent.

Ainsi, les plantes, au quotidien, ne sont pas réduites à un produit ou à une marchandise, et peu importe la taille et l’orientation de la structure. Au-delà de la réhabilitation des personnes, les capacités des plantes sont mises en avant, leur conférant ainsi une véritable puissance d’agir. La plante, au centre de ce texte, est le témoin par qui passe la création de liens, à la fois physiques, symboliques, sociaux et imaginaires. Les récits de Dusan Kazic invitent à « vivre selon d’autres tropes » (Haraway Donna, Manifeste des espèces compagnes, Flammarion, 2018), dans des relations multispécifiques et non-exclusives avec le vivant, en remplaçant les rapports de production par la solidarité.

Outre son style captivant, clair et accessible, Quand les plantes n’en font qu’à leur tête brille par son engagement épistémologique et sa légèreté ontologique, légèreté que Dusan Kazic nous encourage à développer. S’il arrive à nous convaincre de la nécessité de la rupture avec l’économie comme paradigme dominant, le devenir de la discipline est moins clair : que faire de l’économie ? Doit-on la supprimer, la ramener au niveau des sciences sociales, ou bien l’y intégrer ? En somme, le bouleversement ontologique engendré par Kazic écarte les épistémologies naturalistes en faveur du vivant et des relations animées, et nous enjoint à faire un pas de côté, à spéculer, imaginer, expérimenter de nouveaux mondes d’existence.

Angèles Desquesne
29 juillet 2022
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