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Au commencement était... Une nouvelle histoire de l’humanité

David Graeber et David Wengrow Les liens qui libèrent, 2021, 752 p., 29.99 €

L’évolution des sociétés ne se comprend pas au prisme du « progrès ». Contre les anthropologies longtemps dominantes, une autre lecture de l’histoire de l’humanité est possible. 

Comment nous sommes-nous retrouvés bloqués, « incapables d’envisager notre passé ou notre avenir autrement qu’encagés » ? C’est la question que soulèvent ici l’anthropologue David Graeber (1961-2020) et l’archéologue David Wengrow. Revenant sur les héritages de Rousseau et de Hobbes, les auteurs déconstruisent les grands récits selon lesquels le développement des inégalités serait lié à l’apparition de la « civilisation » et du progrès technique.

À leurs yeux, les découvertes récentes témoignent au contraire d’une grande variété d’organisations sociales venant contredire toute lecture déterministe de l’histoire de l’humanité. À travers un exposé érudit de ces découvertes, les coauteurs nous livrent une réflexion profondément actuelle sur la liberté et l’imagination politique contre la domination et l’inéluctabilité.

Critique indigène radicale

L’ouvrage se concentre dans un premier temps sur les origines des approches déterministe et évolutionniste de l’Histoire, variantes modernes du récit biblique de la Chute. Les auteurs les font remonter à la rencontre des sociétés nord-américaines et européennes. À partir du XVIIe siècle, des ouvrages de colons et de missionnaires européens décrivent, en effet, des sociétés fondamentalement « libres » sur le sol américain, mais jouissant d’une liberté bien peu désirable de leur point de vue.

Les descriptions qui en sont faites et les débats entre européens et indigènes autour du bien-fondé de leurs visions respectives de la société provoquent toutefois l’intérêt de la bourgeoisie du « Vieux Continent ». Les dialogues retranscrits laissent transparaître une critique indigène radicale de l’égoïsme et de l’absence de liberté sociale et politique au sein des sociétés européennes.

Au XVIIIe siècle, cette critique indigène fait l’objet d’un véritable renversement par les penseurs européens. Turgot, économiste français, perçoit les indigènes comme des êtres humains « à l’état brut ». Il pose alors les bases des théories de l’évolution sociale en postulant « une seule grande échelle évolutionniste » sur laquelle se classeraient tous les groupes du monde en fonction de leurs principales modalités d’acquisition de la nourriture. Avec les sociétés « égalitaires » reléguées tout en bas.

Les auteurs rompent avec l’hypothèse d’une incapacité fondamentale des sociétés à décider de leurs propres destins.

Par la suite, Rousseau combine la doctrine du progrès de Turgot et la critique indigène pour planter « les jalons de la gauche en tant que projet intellectuel ». La droite, pour sa part, s’insère dans l’héritage de Hobbes et rejette en bloc la doctrine du progrès et la critique issue de la tradition indigène.

Liberté fondamentale

Ces conceptions, dont on peut retrouver des variantes modernes chez Francis Fukuyama, Jared Diamond ou Yuval Harari, présupposent toutes une incapacité fondamentale des sociétés à décider de leurs propres destins. Pour Graeber et Wengrow, ce postulat est faux et se fonde sur des présupposés racistes et coloniaux qui nient toute conscience politique aux peuples non-occidentaux. Il faut donc partir de l’idée que nos ancêtres ne couraient pas « au-devant de leurs fers » mais « avançaient les yeux (plus ou moins) grands ouverts » et étaient attachés à la préservation de leurs libertés.

C’est là l’hypothèse centrale de l’ouvrage à partir de laquelle se dessine une histoire au présent de l’humanité, plurielle, irréductible à l’influence des facteurs matériels ou organisationnels : « L’histoire de l’humanité est moins déterminée par l’égal accès aux ressources matérielles […] que par l’égale capacité à prendre part aux décisions touchant à la vie collective – la condition préalable étant évidemment que l’organisation de celle-ci soit ouverte à la discussion. »

Dès lors, ni la complexité de l’organisation sociale, ni l’usage de l’agriculture, d’une administration ou de la monnaie, ni même la quantité ou le type de ressources disponibles ne nous aident plus à comprendre pourquoi telle société fonctionne sur des principes égalitaires quand telle autre les rejette.

Propriété sacralisée

De même qu’il n’y a pas d’origine de l’inégalité, il n’y a pas non plus d’origine de la propriété, mais simplement une évolution de sa conception et de sa place dans les sociétés. En effet, la notion de propriété privée est certainement inhérente à toute collectivité en ce qu’elle est fondamentalement liée à la notion de sacré : « Toutes deux sont prioritairement des structures d’exclusion. » Or, « contrairement aux sociétés libres, nous avons fait de la qualité absolue, sacrée, de la propriété privée le paradigme de l’ensemble des droits et libertés humains ».

Nous sommes passés de la propriété sur des choses à la propriété sur les hommes.

Par conséquent, si la possibilité de donner un sens à notre histoire est liée à notre capacité à participer au processus politique, comprendre notre sensation de « blocage » nécessite de comprendre comment nous sommes passés de la propriété sur des choses à la propriété sur les hommes et sur toutes choses. C’est donc à une histoire de la domination et de la liberté que s’attèlent également les auteurs.

À partir d’une nouvelle typologie des formes élémentaires de la domination (par la violence, par la possession d’informations spécifiques, par le charisme), Graeber et Wengrow distinguent différents régimes : les sociétés fondamentalement libres ; et les régimes de premier, deuxième et troisième ordres, organisés respectivement autour d’une, de deux ou de la convergence des trois dominations.

L’État moderne est assimilé à une forme particulière de régime de troisième ordre combinant souveraineté, bureaucratie et compétition politique. Mais la remise en cause de sa triple domination n’est ni improbable, ni sans précédent comme le montre l’histoire de la culture antiautoritaire indigène qui découlerait, d’après les auteurs, du rejet d’une expérience traumatisante de domination étatique il y a plusieurs siècles en Amérique du Nord. Ainsi, « la construction étatique n’est pas un piège dont il ne serait plus possible de sortir une fois qu’on y serait tombé ».

L’amalgame entre soin et violence a d’abord été développé au sein de la sphère domestique.

L’ouvrage se conclut par une réflexion anthropologique sur les fondements de la domination. Si celle-ci « trouve son origine dans la guerre », elle est « d’abord et avant tout une institution domestique ». En recentrant leurs univers sociaux autour d’allégeances de plus en plus locales, les groupes humains ont éprouvé le besoin de se distinguer les uns des autres. Une fois l’identité redéfinie comme « une valeur en soi », les guerres ont certainement joué un rôle fondamental en transformant des rapports de compétition, « initialement placés sous le signe du jeu », en rapports violents entre les groupes, entraînant des conséquences irréparables (morts, blessures).

L’esclavage et la famille patriarcale en tant qu’institutions permanentes seraient alors nées de la nécessité de remédier à ces conséquences, probablement par le biais de la charité des chefs et des pères envers des individus confinés au statut de mineurs (veuves, orphelins, prisonniers de guerre, etc.). Pour les auteurs, c’est finalement cet amalgame entre soin et violence, d’abord développé au sein même de la sphère domestique puis étendu dans nos sociétés à la sphère publique, qui semble être à l’origine de notre enfermement « dans une réalité sociale monolithique qui a normalisé les rapports fondés sur la violence et la domination ».

Une piste pour sortir de notre blocage serait peut-être alors, comme s’y emploient par exemple les éco-féministes, de déconstruire les dominations instituées pour rétablir les frontières aujourd’hui trop poreuses entre soin et violence.

Noé Kirch
28 mars 2022
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