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La nation en récit

Sébastien Ledoux Belin, 2021, 348 p., 25 €.

Contre sa prétention à sceller l’unité des citoyens, l’invocation du récit national peut aggraver la polarisation de la société. Pour l’historien Sébastien Ledoux, un nouveau narratif émancipateur aiderait à surmonter les impasses du moment.   

Que le récit national s’invite dans une campagne présidentielle n’est certes pas tout à fait nouveau. Lors de la précédente course élyséenne, le pré-candidat Nicolas Sarkozy et le chef de file des Insoumis Jean-Luc Mélenchon s’étaient donné la réplique sur les déterminants de l’appartenance française. Vercingétorix pour le premier1, 1789 pour le second2. L’opposition en soulignait une autre. D’un côté, une histoire de France, longue, éparse et nourrie de ruptures ; de l’autre un récit national, forcément simplifié, destiné à forger une communauté de citoyens autour d’un passé commun.

Cinq ans plus tard, la logorrhée zemmouriste absorbe les contraires dans un même récit : cohabitent Louis XIV et les pères de la République, de Gaulle et Pétain, Sardou et Brassens. Le récit bunkérise l’histoire, faisant fi de ses tensions et oppositions, tout en établissant la césure entre ses héritiers « naturels » et les « autres ». Au nom de l’identité nationale qu’il est censé promouvoir, le récit du même nom est-il devenu en tant que tel synonyme d’impasse ?

La question n’a pas échappé à Sébastien Ledoux, spécialiste des questions mémorielles, dont le dernier ouvrage s’empare justement de la signification de fond du récit national. Quel est-il et pour quoi faire ? « Il n’est pas qu’un récit, mais bien un contrat social entre un État et ses citoyens. La nationalisation du passé par l’État produit le lien qui se nomme la Nation », analyse l’historien. « On touche ici à l’anthropologie politique liée à l’imaginaire. » Au cœur du fait narratif associant des individus à une collectivité, se joue la construction par les élites d’une entité politique au-delà de leur temps.

Les années 1980 marquent l’instauration d’un nouveau narratif reposant sur l’endettement vis-à-vis des victimes du passé. 

D’une génération l’autre, néanmoins, le récit national a lui-même endossé une histoire complexe et tendue. Ses grandes voix du XIXe siècle, Ernest Renan et Ernest Lavisse en tête, (chantant les louanges d’une « patrie que l’histoire a faite grande et belle »), se voient éclipsées à l’heure de la « seconde Révolution française »3 des années 1960-1970. « En résumé, on passe alors du héros aux victimes », poursuit Sébastien Ledoux. « Les citoyens s’approprient l’histoire, parfois contre l’État, dans une optique d’émancipation, notamment avec les régionalismes. » Les années 1980 marquent l’instauration d’un nouveau narratif national reposant sur l’endettement vis-à-vis des victimes du passé et la rétribution des torts auprès de leurs descendants.

Le processus culmine lors du discours de Jacques Chirac du 16 juillet 1995, reconnaissant la responsabilité de la France dans la déportation des juifs sous l’Occupation. Il se poursuit dans les actes mémoriels dédiés aux victimes de l’esclavage, de la guerre d’Algérie, de la colonisation, mais aussi des attentats terroristes. « Immanquablement, la logique réparatrice suscite des frustrations et du ressentiment », relève Sébastien Ledoux pour qui « la société et ses élites n’ont pas assez réfléchi aux conséquences de cette intrigue liant reconnaissance et réparation ».

Le vent a, en effet, tourné à partir du milieu des années 2000, marqués par le vote de loi « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés »4. Les contestations envers le discours de repentance s’expriment dès lors de plus en plus ouvertement et rebondissent dans la dénonciation dudit « wokisme » et de la cancel culture.

Le passé doit servir d’inspiration à une expérimentation démocratique toujours en devenir.

À la réparation que tous les citoyens n’admettent pas réplique une recharge de la célébration des héros et de la patrie glorieuse, poussée à son extrême par Éric Zemmour. « Elle a pour beaucoup pris racine dans le discours de guerre remis au goût du jour par François Hollande après les attentats de 2015 et par Emmanuel Macron au début de la pandémie », rappelle Sébastien Ledoux. 

L’historien pointe désormais le choc frontal de deux apories. « D’un côté, la conjuration d’un passé criminel par des politiques mémorielles qui a suscité par réaction l’effet Zemmour. De l’autre, un appel de la droite et de l’extrême-droite à la Restauration qui fragmente et polarise. » L’auteur de la Nation en récit n’en croit pas moins à une issue possible.

Très significatif à ses yeux aura été l’absence de discours commémoratif des 150 ans de la Commune. « Pour l’instant, la question de l’expérimentation démocratique ne trouve aucun débouché dans le récit national », note-t-il. « Le passé, pour ne pas rester figé, doit servir d’inspiration à une expérimentation démocratique toujours en devenir. La France y réfléchit pourtant depuis deux cents ans. » La nouvelle intrigue se nouerait dans l’endettement envers les droits acquis et les luttes à mener. Encore faudrait-il que notre actuelle monarchie républicaine lui en laisse la latitude.

1 Discours de Franconville, 19 septembre 2016.

2 Discours de Boulogne-sur-Mer, 27 septembre 2016.

3 Expression du sociologue Henri Mendras qui donne son titre à son ouvrage (Gallimard, 1988).

4 Adoptée le 23 février 2005, elle stipulait dans sa version originale que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord […]. »

Benoît Hervieu-Léger
4 mars 2022
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