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Dame de compagnie Immersion au pays de la vieillesse

Ixchel Delaporte Rouergue, 2021, 240 p., 19,90.

En se faisant embaucher comme auxiliaire de vie auprès des personnes âgées, l’autrice Ixchel Delaporte a éprouvé les difficultés d’un métier éreintant sur le plan physique et moral. Son récit a une portée politique fondamentale en cette année présidentielle.

Ixchel Delaporte a peur de la mort. Elle a peur aussi de son antichambre : la vieillesse, avec son lot de solitudes, de deuils, de dépendances. Pour l’apprivoiser, elle s’est donnée une mission : travailler comme auxiliaire de vie auprès des personnes âgées. Ce récit vaut pour une triple exploration : celle d’un métier, le « Service d’aide à la personne » (SPA), d’un marché (la silver economy) et d’un monde : celui des personnes âgées.  On compte en France 830 000 auxiliaires de vie, dont 98% de femmes, pour prendre soin de 2 millions de personnes âgées dépendantes.

La documentariste commence par raconter ses recherches de poste. Laborieuses, elles sont perlées d’arnaques qui pullulent jusque sur le site de Pôle emploi. Ces fausses annonces, à peine trop alléchantes, reflètent bien la précarité du métier d’auxiliaire de vie dans son ensemble : alors que le niveau d’exigence est élevé (des diplômes ou de l’expérience, du « savoir-être », une extrême disponibilité), elles ne proposent guère plus qu’un temps partiel, pas trop mal payé, et pas trop loin de chez soi.

L’entourloupe peut durer, comme dans le cas d’Ixchel, des semaines entières : plusieurs coups de fil, une interlocutrice régulière, des promesses de rendez-vous sans cesse reportés, pour enfin arriver à l’obtention d’un RIB de la postulante. Ensuite, c’est une simple affaire de fausse malversation à rembourser. Ixchel s’en extirpe juste à temps pour évaluer la finesse de l’arnaque. Pas étonnant que les victimes, dans l’immense majorité des femmes étrangères maîtrisant mal le français (75% n’ont pas de diplômes pour une moyenne d’âge de 45 ans), tombent dans le panneau.

Le lecteur touche du doigt la charge émotionnelle qui pèse sur les auxiliaires de vie.

Le récit a des airs de chapelet : de courts chapitres nous ouvrent les portes de mondes feutrés. Comme une rengaine, on suit Hélène qui perd un peu la boule dans son appartement richement suranné, Jacqueline, qui déteste l’EPHAD de luxe où elle est confinée, mais aussi les Padila, modeste couple de Portugais cloîtré depuis des mois au quatrième étage de leur immeuble parce que l’ascenseur est en panne.

Par l’accumulation des histoires, des tristesses, des souvenirs, le lecteur touche du doigt la charge émotionnelle qui pèse sur les auxiliaires de vie. Chaque jour, elles recueillent ces paroles, dans le stress d’une cadence ménagère à tenir pour être à l’heure au prochain rendez-vous. « Ces vétérans de la vie absorbent mon énergie, lit-on. J’absorbe la douleur de ce que vieillir et déchoir signifie. » Absorber, être absorber.

 

Arrachements cruels

La pénibilité du travail est largement soulignée : le ménage en position accroupie, la manipulation des corps fragiles, le port de charges lourdes… Si Ixchel finit par se mettre en arrêt de travail au bout de quelques mois, d’autres endurent des années les souffrances au dos, aux genoux, aux reins. Il est fréquent qu’elles arrivent chez le médecin avec des fractures.

Les auxiliaires se trouvent à la merci de l’employeur, soumises à des plannings intenables.

À cette pénibilité physique s’ajoute de sévères manquements déontologiques, lorsque l’employeur, pour faire accepter de nouvelles prestations aux auxiliaires, maquille les conditions réelles de la mission. L’autrice raconte comment, envoyée dans un prétendu Ephad, elle s’est retrouvée dans un centre pour adultes handicapés, démunie face aux troubles d’une vieille femme jusqu’à risquer de les mettre toutes deux en danger.

Est relaté enfin le stress de plannings intenables et instables : les auxiliaires se trouvent à la merci de l’employeur, ballotées au gré des vents d’un bout à l’autre de la ville. « La mission est tout simplement impossible. » De cette instabilité chronométrée découle des arrachements parfois cruels. A deux reprises, l’autrice explique avoir promis à ses patients un retour prochain, incapable de leur avouer que cette prestation était la dernière. On ne s’attache pas, on n’a pas le temps. Mais comment exiger cela de personnes qui, par vulnérabilité ou solitude, s’ouvrent aux auxiliaires à ce qu’elles ont de plus intime, tant sur le plan physique que psychique ?

Ce récit fait écho aux nombreux autres ouvrages de journalisme d’infiltration (Quai de Ouistreham, Dans la peau d’un maton…), qui, toujours, choisissent le biais du quotidien pour parler de politique. Alors que la loi « grand âge et autonomie » promise par Emmanuel Macron pour son quinquennat a été définitivement enterrée en septembre dernier, la vieillesse réapparait sur la scène médiatique grâce à la publication par Victor Castanet du livre Les fossoyeurs. Une enquête à charge contre le groupe Orpea, spécialiste des Ephad et des cliniques privées, qui a dû répondre ce 1er février d’accusations de maltraitance structurelle devant le gouvernement. À quelques mois de l’échéance présidentielle, il était grand temps de s’emparer de la question.

Agathe Mellon
9 février 2022
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