Penseur de l’individualisme contemporain, Gilles Lipovetsky en poursuit l’examen au prisme de l’authenticité, à la fois boussole existentielle et norme sociale. Or « réalisation de soi » et pouvoir d’agir n’entrent pas toujours en résonance.
Dans L’ère du vide (1983), Gilles Lipovetsky évoquait la façon dont l’Occident portait « le règne de l’individu » à son acmé. Ce nouvel essai explore un aspect particulier de ce règne. Tout comme le philosophe états-unien Charles Larmore, l’auteur dresse ce constat de départ : alors même que l’authenticité serait aujourd’hui un concept délaissé – voire déprécié – par les intellectuels, elle serait sacralisée dans les sociétés occidentales. Sacralisée ou encore « magnifiée de façon inconditionnelle, louée en toutes circonstances, érigée en principe salvateur », véritable foyer de sens et de légitimité contemporains. Et l’auteur de scruter, dans le style enlevé qui le caractérise, l’homo authenticus sous toutes ses coutures.
Dans les deux premiers des douze chapitres, Gilles Lipovetsky retrace à grands traits l’évolution du concept d’authenticité à l’époque moderne. Phase 1, de la seconde moitié du XVIIIe siècle aux années 1950 : Rousseau pousse le cri de la subjectivité et érige la sincérité à l’égard de soi-même comme premier devoir. L’authenticité est alors « héroïque », au sens où elle demande un travail et une introspection approfondis. Phase 2, au cours des années 1960-1970 : la lutte contre l’aliénation fait exploser les revendications subjectives, contrairement au marxisme qui plaçait le collectif et le Parti au-dessus de l’individu. L’authenticité se fait utopique et contestataire. Phase 3, depuis la fin des années 1970 : l’effritement des grandes idéologies politiques conjugué au développement de la société consumériste consacrent l’authenticité comme nouvel idéal et nouvelle norme.
La conquête de l’être-soi se démocratise et se banalise ; c’est le « stade cool » de l’authenticité.
Ces phases rejoignent les trois âges du capitalisme de consommation décrits par Gilles Lipovetsky dans Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation (Gallimard, 2006). La conquête de l’être-soi se démocratise et se banalise ; c’est le « stade cool » de l’authenticité où prévalent « l’éthique contemporaine de la réalisation de soi, de ses valeurs hédonistes, présentistes et esthétiques ».
De nos jours, l’authenticité serait « institutionnalisée » au sens où elle donnerait lieu a des instrumentalisations, à des fins productives et commerciales par exemple, mais aussi au sens où elle participerait d’un nouveau régime : « Celui du spectacle médiatique et du narcissisme de masse. »
Droit subjectif fondamental
L’auteur propose ensuite une lecture sociétale d’ensemble au prisme de l’authenticité. Autonomie et auto-réalisation de soi seraient la « finalité centrale de notre époque ». En expansion, concernant toutes les classes d’âge, elles se joueraient dans toutes les sphères de nos existences, amplifiés et rejoués encore grâce à Internet et aux réseaux sociaux (il existe aussi pour l’auteur un « cyber-narcissisme de masse »). Dans le couple, la sexualité, l’identité, l’engagement, ainsi que dans la sphère professionnelle et le monde de l’entreprise. De même, dans la mode, la beauté, la chirurgie esthétique, le marketing et les marques, les voyages, le tourisme, l’alimentation, et plus largement dans les actes et objets de consommation.
« De l’authentique, partout, à tout prix », pourrait-on résumer, paraphrasant le titre de la critique de l’ouvrage de Roger-Pol Droit dans Le Monde des livres. L’analyse est particulièrement stimulante sur deux évolutions générales, restituées avec finesse. La première a trait aux dynamiques démocratiques.
Sans nier les questions de normativités, de contraintes et d’injonction sociale liés à l’authenticité, Gilles Lipovetsky souligne que celle-ci génère « de nouvelles exigences de libertés individuelles [et] des demandes de respect et de reconnaissance sociale ». Ce « droit subjectif fondamental » rend, tout comptes faits, « les individus davantage acteurs de leur propre existence ». La seconde a trait au consumérisme et aux aspects proprement matériels du phénomène. Dans un paradoxe apparent dont il a le secret, l’auteur montre que l’artificialité marchande croissante est le support concret de l’authenticité personnelle.
La libre disposition de soi n’a jamais été aussi forte quand les manifestations d’impuissance à s’auto-diriger se développent.
Cette dernière « résulte moins de l’onde de choc provoquée par l’idéologie de la contre-culture que du bouleversement "matérialiste" engendré par la société de consommation et de communication de masse ». La domination globale et renforcée de la consommation marchande sur les vies permettrait pourtant à chacun d’être « plus authentique dans ses choix ponctuels d’acheteurs ». Paradoxe redoublé : alors que la libre disposition de soi n’a peut-être jamais été aussi forte, « les manifestations de dépendance et d’impuissance subjectives à s’auto-diriger se développent ». Paradoxe qui se retrouve mutatis mutandis dans « la surexposition de soi au miroir d’Internet ». « À l’heure de la cyber-modernité », note Gilles Lipovetsky, « l’exigence d’être un individu souverain (…) s’accompagne (…) d’une extrême dépendance vis-à-vis du regard de l’autre. »
Transformateur anthropologique
L’unité du livre tient à l’usage du mot « authenticité ». Cette dernière se révèle être une éthique, un idéal, un « transformateur anthropologique », une logique, un esprit, une culture, une idéologie. Il lui est accolé de nombreux qualificatifs, parfois des préfixes (« hyper-authenticité »). La force de cet essai en constitue aussi la faiblesse : la multiplication des esquisses peut laisser un sentiment d’inachevé. Le propos cède parfois aux erreurs d’appréciation. Par exemple, sur les engagements militants contemporains, Réjane Sénac a bien montré que ce n’est pas tant une culture d’authenticité ou de pureté qu’une recherche d’efficacité et de diversité des tactiques qui guide les individus (Radicales et fluides. Les mobilisations contemporaines, Presses de Sciences Po, 2021).
Le chapitre conclusif, « L’authenticité peut-elle sauver le monde ? », peut laisser le lecteur sur sa faim : qui a déjà sérieusement prétendu cela ? De même, qui pense aujourd’hui que seuls les gestes individuels solutionneront le problème écologique comme semble le suggérer Gilles Lipovetsky ? Quel enseignant milite pour une « école de l’authenticité » ? Si l’on peut tomber d’accord avec beaucoup de conclusions du chapitre, somme toute assez convenues – « Le bien ne se résume pas à l’expression de soi. » – sa construction semble un peu factice.
Malgré ces réserves, cet essai est un plaisir de lecture. D’une envergure rare, il avive l’attention sur un phénomène de société conséquent. Il permet aussi de relire d’un œil neuf nombre d’occurrences du mot, comme la description de Maubert par Cavanna dans Crève, Ducon ! (Gallimard, 2020) : « C’était jusque-là un des derniers quartiers "authentiques" – il y a des mots que j’ai honte d’employer, des mots d’agent immobilier ou de journal snob – du centre de Paris. »
27 janvier 2022