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L’humanité contre l'anthropocène Résister aux effondrements

Renaud Hétier (Préface de Dominique Bourg), PUF, 2021, 252 p.,18 €.

L’anthropocène n’est pas seulement synonyme d’effondrement climatique. Il rime tout autant avec cette charge mentale démesurée qu’alimente le numérique. Le philosophe Renaud Hétier nous invite à une rupture intérieure.

Le nouvel ouvrage du philosophe de l’éducation Renaud Hétier forme un diptyque qui propose, tout à la fois, une analyse personnelle de notre contexte sociétal (I. Effondrement des anthropocènes) et des pistes fort stimulantes pour relever les défis d’aujourd’hui, principalement dans le champ de l’éducation (II. Reconstruire des forces pleinement humaines).  

En écho au titre – quelque peu intrigant – il importe de rappeler combien les activités humaines constituent l’origine des dérèglements que nous connaissons et modifient de façon considérable la biosphère. L’auteur identifie trois moments charnières au sein de l’ère capitaliste : l’industrialisation ; l’émergence d’une société de consommation et de communication ; enfin, l’avènement et l’extension du numérique.

La logique de l’exploitation illimitée, qui s’accélère au moment de l’industrialisation, se manifeste avec la conquête du Nouveau monde et le commerce triangulaire. Ce processus de domination conduit à des génocides et à des effondrements civilisationnels. Par la suite, les masses populaires des pays riches se retrouvent elles-mêmes comme « esclavagisées » du fait de leurs conditions de travail particulièrement aliénantes.

Après s’être emparé des corps, puis du temps, le capitalisme a pris possession des esprits.

Au cours du XXe siècle se développe la société de consommation (années 1970). En parlant d’une double aliénation (sociale et psychique), Renaud Hétier semble rejoindre les analyses de Jean Oury, figure emblématique de la psychothérapie institutionnelle : après s’être emparé des corps, puis du temps, le capitalisme a pris possession des esprits en poussant les individus à rechercher en permanence l’accumulation de nouveaux biens matériels.

Le passage de l’industrialisation à la société de consommation et de communication n’indique pas une transformation totale de la société mais plutôt un changement de degré, générateur d’un nouveau rapport à soi, aux autres et au monde. Nous assistons, alors, à la naissance d’une forme de subjectivation incertaine parce que dépendante d’une « liberté » qui enferme dans le seul statut de consommateur.  Dans ce contexte, le capitalisme crée des solutions aux problèmes qu’il a lui-même engendrés.

Esprits désertifiés

Corrélativement, la virtualisation de la société qui nous traverse aujourd'hui capte l’attention en permanence. L’accès de jeunes enfants aux tablettes ou aux smartphones de leurs parents engendre une profonde altération des interactions humaines. Cette situation contribue à faire émerger des individus profondément marqués par la vacuité de l’existence ; c’est-à-dire une « désertification, une difficulté, voire une impossibilité à se sentir être, une terrible angoisse de ne rien faire, de ne rien avoir (de manquer) » (p. 92). L’extension du domaine du numérique force en parallèle une suppression du vide dans lequel chacun peut se sentir être et « percevoir l’être du monde susceptible de nous soutenir dans notre être ». 

L’analyse de notre situation contemporaine, caractérisée par de nombreuses formes d’effondrements (écologiques, sociétaux, individuels), n’amène pas pour autant l’auteur à sombrer dans le désespoir. Peut-être Renaud Hétier ferait-il sien l’adage du philosophe italien, Antonio Gramsci, selon lequel « le pessimisme de la connaissance n’empêche pas l’optimisme de volonté ». Or en quel sens s’oriente, ici, ladite volonté du philosophe ?

La seconde partie du livre se révèle, à cet égard, particulièrement originale. Soucieux de ne pas abandonner la question de l’éducation, et, par conséquent, le souci des jeunes générations, l’auteur insiste sur l’importance de la spiritualité. En effet, si le capitalisme repose sur l’exploitation illimitée des ressources naturelles et humaines, ce sont bien nos effondrements spirituels et psychiques qui nous conduisent à rechercher constamment des formes de compensation dans la surconsommation, l’hyper-communication ou l’utilisation compulsive des outils numériques.

Il semble alors fondamental de désaturer l’enfant, de le désencombrer, afin qu’il puisse véritablement recevoir l’être du monde. Autant préciser alors qu’il ne s’agit pas de comprendre la valorisation du spirituel comme une demande expresse d’un retour au religieux. Il s’agit plus profondément de permettre à chacun d’oser l’expérience du vide dans une société qui, justement, noie nos existences dans le trop-plein. « Résister au débordement, à la saturation, au comblement, c’est aussi laisser une chance à ce que quelque chose d’inattendu, d’inaperçu puisse se manifester » (p. 115).

Du vide au désir d’être

Alors que la gratuité et l’insouciance de l’enfance se trouvent particulièrement mises à mal, il s’agit bien de donner toute sa place à l’imagination et aux récits1. Dans le même esprit que le sociologue allemand Hartmut Rosa, notre auteur souligne également la nécessité d’apprendre (ou de réapprendre) à entrer en résonance avec le monde. Cette démarche se concrétise notamment dans la pratique de la méditation. Enfin la prise en compte du vide et de la résonance, ouvre à un troisième moment de l’approche spirituelle défendue par l’auteur : l’attention. Car l’économie capitaliste exploite, justement, cette capacité essentielle en la captant et même en la monnayant2.

L’individu ayant le plus vécu n’est pas celui qui a compté le plus d’années, mais celui qui a le plus senti la vie.

L’apprentissage de la solitude s’inscrit dans ce processus de résistance aux logiques d’hyperconsommation et d’hyper-connexion. Il vise à sortir de la « suroccupation » pour apprendre à « se sentir être en se sentant relié à l’être du monde » (p. 153). De la même manière, face à tout ce qui contribue à entretenir une jouissance de destruction ou d’imitation, l’auteur insiste sur le désir d’être qui, bien sûr, prend au sérieux la rencontre des autres. En rousseauiste convaincu, Renaud Hétier aime à rappeler que l’individu ayant le plus vécu n’est pas celui qui a compté le plus d’années, mais celui qui a le plus senti la vie. Apprendre à sentir l’existence, mais aussi à créer, à rassembler ses forces – là où l’on parle constamment de « vulnérabilité » - et à résister, voilà un programme à hauteur d’individu.

Certains lecteurs regretteront peut-être l’absence d’un développement plus politique du propos. D’autres, au contraire, souligneront que, face à la désorientation que nourrissent nos sociétés, se focaliser sur un horizon d’attente trop éloigné des possibles n’est plus le propos. Car trop de citoyens se sentent totalement incapables de savoir sur comment peser sur des structures économiques écrasantes.

Sans nier cette réalité, l’auteur donne des orientations à portée de main, tout en rejoignant la triple écologie de Félix Guattari : environnementale, sociale et mentale. Autrement dit, il permet aux lecteurs de mesurer dans son rapport à soi, comme dans le champ de l’éducation que – sans évacuer les luttes collectives - nous avons, chacun, une marge de manœuvre pour agir et résister de façon joyeuse au système capitaliste afin de retrouver le goût de l’être. 

 

 

1 Cf. Renaud Hétier, Cultiver l’attention et le care en éducation, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2020.

2 L’ancien PDG de TF1 Patrick Le Lay déclarait, en 2004, vouloir vendre à ses annonceurs du « temps de cerveau humain disponible ».

Fred Poché
13 décembre 2021
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