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Émancipation

Federico Tarragoni Éditions Anamosa, 2021, 104 p., 9 €.

La notion d’émancipation s’inscrit dans un mouvement collectif de remise en cause des dominations. Le sociologue Federico Tarragoni lui redonne son sens d’origine.

Le sens d’un mot souligne les rapports de force ou les dominations à l’œuvre dans le champ social et politique, a fortiori quand ce sens est dévoyé. Des notions aussi chargées historiquement que « révolution », « progrès » ou « peuple » ne résistent ni à la vulgate médiatique ni à l’air du temps, qui les portent parfois aux antipodes de leur signification initiale. Un mot peut-il résister à des acceptions courantes qui le vident de son sens ?

Sociologue et enseignant à l’Université de Paris, Federico Tarragoni s’était déjà frotté à l’exercice dans son remarquable ouvrage L’esprit démocratique du populisme (La Découverte, 2019). Ambitieux, le livre redonnait pertinence à un terme devenu attrape-tout, à la lumière d’expériences historiques à même d’en extraire une définition.

Sous un format plus court mais tout aussi documenté, l’auteur vient ici rétablir « l’émancipation » dans ses lettres d’origine, sinon de noblesse. L’enjeu est d’actualité, tant ce terme semble aujourd’hui se confondre avec celui d’« épanouissement ». Cette torsion lexicale doit beaucoup au discours néolibéral qui assimile l’émancipation à la « réalisation » ou à la « prise en charge » de soi. Loin, très loin, du dessein décrit par le concept. « Il n’est pas grave en soi qu’un mot et son usage évoluent, nous confie Federico Tarragoni. En revanche, il est grave que, politiquement, des significations sauvages soient répercutées dans la chambre de résonance du social. Et que, peut-être, disparaisse un sens historique à disposition des personnes dominées pour lutter contre les injustices présentes et à venir. »

C’est bien contre ce risque de déperdition que l’auteur nous invite à revisiter la notion, quitte à remettre en évidence ses variations sémantiques à travers les âges. Car l’émancipation plonge avant tout ses racines dans le droit romain, à l’époque où l’acte d’émanciper relève non pas (ou rarement) du dominé, mais du dominant. L’émancipation est codifiée et sa forme verbale est transitive. On émancipe son enfant. On émancipe son esclave. L’acte rompt le mancipo (« prendre avec la main ») qui induit un triple rapport de propriété, d’usage et d’autorité d’un individu sur un autre.

Essence collective

La forme pronominale de l’émancipation, « s’émanciper », autrement dit la capacité de s’affranchir par soi-même d’une tutelle ou d’une sujétion, apparaît bien plus tard dans les textes. Historiquement, les mouvements sociaux du XIXe siècle, et en particulier ceux de 1830 et de 1848 en France, forgent ce que l’auteur décrit comme une « réinvention contestataire » de la notion d’émancipation. La contestation se dresse contre le suffrage censitaire, contre l’état de la condition ouvrière, déjà contre le patriarcat et bientôt contre l’esclavage toujours en vigueur. Les dominés s’emparent de la domination qu’ils subissent, forçant l’évolution ou l’abolition des règles imposées par les dominants.

L’émancipation prend une envergure nouvelle par sa dimension collective et universaliste.

L’émancipation prend une envergure nouvelle par sa dimension collective et universaliste. « L’objectif du savoir et de l’action, résume Federico Tarragoni, c’est ici l’amélioration des conditions d’existence de l’humanité. » L’émancipation ne va donc pas sans son essence collective. Pas plus qu’elle n’est dissociable de la critique des rapports de domination qui rythment jusqu’à nos quotidiens. En cela, Federico Tarragoni prévient du grave contresens qui consisterait à l’assimiler à un projet global de société émancipée. « C’est faire fausse route que de définir l’émancipation par rapport à un tel projet qui ne serait, au mieux, que la lubie du savant, au pire, un projet imposé d’en haut », prend-il soin d’avertir. Ceci admis, la notion d’émancipation est-elle encore adaptée pour décrire les mouvements sociaux d’aujourd’hui, où l’exigence individuelle déborde nettement l’intérêt collectif ?

La question se pose avec les mouvements dits décoloniaux et féministes portés par la vague #MeToo. À une émancipation revendiquée – même si, constate l’auteur, le mot n’est pas forcément employé – se superpose un langage « différencialiste, particulariste voire identitaire ». Federico Tarragoni n’en croit pas moins à la pertinence de l’émancipation appliquée à ce cas de figure. « L’universel invoqué dans les années 1830 et 1848 par les femmes, les ouvriers et les sujets coloniaux n’est pas du tout un universel de mâle blanc, excluant. C’est encore une fois l’humanité, insiste-t-il. Quand on assiste au combat des populations issues de l’immigration racisées et discriminées pour leur reconnaissance, on peut tout à fait parler d’émancipation. Pareil avec #MeToo. Je ne vois d’ailleurs pas qui refuserait aujourd’hui le signifiant humanité pour définir l’universel. »

Y a-t-il néanmoins une projection de l’humanité dans ces mobilisations nouvelles ? Vont-elles au-delà du groupe qui s’y exprime ? Le sociologue s’interroge. La chose est encore moins certaine s’agissant des récents contempteurs du vaccin et du passe sanitaire au nom de la « liberté ». Federico Tarragoni convoque de nouveau les éléments constitutifs de la notion – critique d’une domination et attribution de cette critique à un collectif – avec prudence. « Une partie des mobilisations peut tout à fait aller dans ce sens, quand elle pointe une décision politique prise sans concertation citoyenne ni débat démocratique préalable. La crise sanitaire est aussi une crise politique et démocratique, avec des restrictions bien réelles des libertés publiques. »

Il en va tout autrement du refus d’être « emmerdé », largement brandi dans les mêmes cortèges. « Là, on fait juste valoir une liberté individuelle dont on s’estime privé et le collectif est absent », note le sociologue. Or, à ce compte, le slogan des antivax et des anti-passe sanitaire les plus radicaux renvoie à la définition de l’émancipation qu’assume justement le président de la République cible de leur colère. « Emmanuel Macron leur dit : “soyez responsable ! Les antivax lui rétorquent : “On fait ce qu’on veut ! » Comme quoi, l’émancipation se joue à cent lieues d’un projet néolibéral aux prétentions émancipatrices.

Benoît Hervieu-Léger
8 décembre 2021
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