Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site

Le malaise identitaire Postcolonialisme, philosophie et psychanalyse

Fred Poché Le bord de l'eau, 2021, 288 p., 22 €.

Philosophe pluridisciplinaire, Fred Poché revisite et relie les études décoloniales et postcoloniales, en nous livrant un formidable contrepoison aux crispations identitaires qui minent nos sociétés.

Le chemin intellectuel de Fred Poché est celui d’un philosophe qui ne renonce pas aux idéaux de liberté et d’émancipation des Lumières, tout en évitant strictement la violence d’un universel abstrait ou de surplomb. L’auteur préfère à ce dernier un universalisme latéral ou interactionnel, qui qualifie une solidarité commune et « pluriverselle ».

Spécialiste des philosophies classiques du XXe siècle (Arendt, Levinas, Derrida, Sartre), mais aussi de la linguistique, de la psychanalyse et de la philosophie sociale, culturelle et interculturelle, Fred Poché pose inlassablement ses propres questions : quelle place laissons-nous aux sans-voix et aux invisibilisés de nos sociétés ? Dans nos sociétés plurielles menacées par des pathologies de l’identité, comment réduire les impensés et les zones aveugles de nos littératures, de nos langages et de nos philosophies qui provoquent des blessures profondes et des violences ?

Face aux replis identitaires, individuels ou collectifs, Fred Poché analyse en particulier les filiations entre études décoloniales et postcoloniales. Les premières se développent à partir d’une critique latino-américaine de la colonisation. Les secondes, d’origine anglo-saxonne, sont centrées sur la critique de l’héritage de l’ancienne empire britannique. Afin de ne pas en rester à une opposition lexicale ou généalogique entre les deux perspectives, Fred Poché en retrace les points d’accord et de divergence sur l’altérité, la différence et la pluralité.

Interdisciplinaires, les études postcoloniales remettent en question les catégories modernes.

Des penseurs de l’altérité (Sartre, Levinas), des poststructuralistes (Foucault, Derrida) ainsi que la psychanalyse (Freud, Lacan) ont, certes, délivré des clés intellectuelles pour démonter la colonialité européenne. Nécessairement interdisciplinaires, les recherches postcoloniales vont jusqu’à contester l’hégémonie de la pensée et des savoirs occidentaux. Il est d’ailleurs frappant que les penseurs de la postcolonialité soient issus des littératures comparées et de la traduction culturelle, c’est-à-dire des pensées de la latéralité et non du centralisme. Leurs travaux remettent ainsi en question les catégories modernes et le sujet du savoir comme point zéro, neutre et universel.  

À l’appui d’une position politique forte, ce livre s’avère remarquablement pédagogique, en dressant une présentation historique des courants dont il se nourrit. Malgré son titre (trop modeste), il a le mérite d’établir la filiation entre Aimé Césaire, Edward Saïd et Frantz Fanon comme figures tutélaires des exilés et de la complexité des processus d’identification et d’auto-identification.

Avec Léopold Sédar Senghor, Césaire revendique le terme de « négritude » et souligne que la colonisation détruit le colonisé, mais ravage aussi moralement le colonisateur. Saïd, quant à lui, insiste sur la méconnaissance du colonisé (l’Oriental), perçu sous le prisme de stéréotypes globaux et donc grotesques. Il s’agit, dès lors, de déconstruire les blocs massifs et les frontières nettes en recontextualisant et en assumant le « sans-bord » qui se révèle lorsque l’on change d’échelle.

Qui est le sujet du récit ? Peut-on l’identifier ?  À quoi et qui s’identifie-t-il ? Telles sont les questions centrales. Martiniquais exerçant la psychiatrie en Algérie, Fanon, enfin, offre une véritable phénoménologie de la conscience colonisée, à la fois individuelle et collective, marquée par des illusions et des malentendus alimentés, entre autres, par des stéréotypes projetés par les colonisateurs et assumés - plus ou moins consciemment - par les colonisés.

Loin d’une poétique idéalisée du métissage et dans le souci de poursuivre le travail de décolonialité entamé par les penseurs qui s’en réclament, Fred Poché nous propose une pensée de l’hybridité et de l’ambivalence qui nous ouvre de vrais lieux d’espoir au sein de nos sociétés blessées par les crispations identitaires.

Nathalie Frogneux
17 décembre 2021
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules