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Faire avec Conflits, coalitions, contagions

Yves Citton Yves Citton, Les liens qui libèrent, 2021, 192 p., 16 €.

Que reste-t-il à l’espoir de transformer un monde épuisé et ingouvernable ? Le philosophe suisse Yves Citton dessine les voies d’un « faire avec ». Non pour l’accepter passivement, mais pour y redéfinir nos conflictualités
et combats communs.

Que le développement de nos sociétés n’ait pas apporté tous les bienfaits promis par la modernité est malheureusement connu. Il y a plus grave. L’époque voit resurgir des inégalités héritées du passé – colonisations, exploitations, discriminations, dominations –, elles-mêmes exacerbées par la planétarisation des contraintes écologiques, des interdépendances logistiques et des réseaux médiatiques.

Après quarante ans de politiques néolibérales, la mondialisation du capitalisme extractiviste apparaît à l’évidence insoutenable pour nos sociétés et nos écosystèmes. Pourtant, alors que nos milieux de vie, naturels et sociaux, sont menacés d’effondrement, notre incapacité à changer de braquet se révèle préoccupante. La patience atteint ses limites et le temps qui passe précipite la casse.

Refuser le fatalisme, la torpeur ou le déni dans un tel contexte suppose à l’évidence de poser un principe d’action. Dans les grandes lignes, la réponse proposée par Yves Citton pourrait avoir été résumée par Félix Guattari il y a plus trente ans : « D’une certaine façon, on doit admettre qu’il faudra “faire avec” cet état de fait. Mais ce “faire” implique une recomposition des objectifs et des méthodes de l’ensemble du mouvement social dans les conditions d’aujourd’hui »1.

Coexister nécessite d’abandonner notre approche polémique des conflits pour privilégier celle du diplomate.

« Faire avec ». La réponse peut paraître déconcertante tant elle renvoie d’abord à l’idée d’une acceptation passive des événements. Or il ne s’agit pas tant de se faire une raison que d’entrer en « collaboration active » avec les autres, amis ou ennemis, dans le sens de la reformation de notre espace de vie commun, c’est-à-dire repenser nos luttes et choisir nos combats, admettre l’ambiguïté de nos propres positions afin de « nous battre contre ce qui nous détruit en cessant de nous battre nous-mêmes et entre nous ». Yves Citton nous invite ici à relever le défi du multiculturalisme et à appréhender les conflits à venir comme des batailles (perma)culturelles. L’auteur nous propose dans cette perspective trois modes complémentaires de redéfinition de l’« ennemi ».

Il convient tout d’abord de ne pas se tromper de cible. Certains ennemis nous sont aussi vitaux qu’ils nous paraissent a priori nuisibles. De même que les approches du care sont insuffisantes pour évoluer dans un monde inamical, coexister nécessite d’abandonner notre approche polémique des conflits au profit d’une attitude diplomatique. Autrement dit, ne chercher ni à éradiquer, ni à vaincre, ni même à résoudre. La diplomatie interespèces des interdépendances, développées par le philosophe Baptiste Morizot (cf. le dossier de la Revue Projet n° 382), nous y aide en nous amenant à prendre de la hauteur et à élargir notre vision du collectif. Si ceux par quoi nous tenons ne sont pas forcément ceux à qui nous tenons, il faudra « faire avec » dans les batailles à venir contre les « ennemis du tissage » (p. 84).

Il s’agit d’envisager nos luttes en nous positionnant toujours du côté du « mineur ».

La constitution du collectif est toujours en acte et la ligne de conduite du diplomate est celle d’un « désillusionné » combatif. De plus en plus marquées par le refus de l’autorité et du techno-scientisme, nos sociétés sont devenues ingouvernables. La fuite ne pouvant plus constituer une solution durable, faire front implique de revoir nos tactiques de coalition. Nous devons désormais envisager nos luttes en nous positionnant toujours du côté du « mineur », c’est-à-dire du côté de ceux à qui le monde refuse la possibilité d’une expérience émancipée et réclame justice.

Car ce sont bien les impatiences de ces « mineurs » qui font bouger les lignes et nous forcent à nous recomposer. En s’inspirant de la pensée de la philosophe canadienne Erin Manning, Yves Citton porte notre attention sur les événements « toujours en train de se faire ». Bien plus qu’à des partis, c’est à ces événements macro et micropolitiques que nous devons désormais fidélité. Alors que les premiers visent « à transformer les structures qui conditionnent les tendances majoritaires de nos sociétés », les seconds émergent de la valorisation des « gestes mineurs » qui nous poussent à nous décentrer des étalons normatifs dominants.

En s’appuyant sur la notion de capitalisme viral, Yves Citton nous presse de convertir nos hostilités en hospitalités, et ainsi d’envisager les viralités (informatiques, médiatiques, etc.) comme des moyens de re-médiation. En effet, ces dernières « sont les champs de forces où se jouent les batailles culturelles qui décident de nos destins collectifs, dans une intrication constante de programmation et d’improvisation ». Dès lors, favoriser la contagion des forces du progrès et limiter la visibilité nocive des trolls2 En argot Internet, un troll caractérise un individu qui vise à générer des polémiques.2 qui nous envahissent, c’est redonner à nos affects collectifs la possibilité de se constituer en dynamiques positives. Avant de « réenchanter le monde », l’auteur nous appelle d’abord à le désensorceler.

1 Félix Guattari, Les trois écologies, Galilée, 1989, p. 31.

2 En argot Internet, un troll caractérise un individu qui vise à générer des polémiques.

Noé Kirch
27 novembre 2021
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