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Quand la charité se fout de l'hôpital Enquête sur les perversions de la philanthropie

Vincent Edin Rue de l’Échiquier, 2021, 96 p., 10 €.

Non, la philanthropie n’est pas la solidarité. Et la générosité (relative) des milliardaires souligne le démantèlement de la puissance publique dont ils sont justement les promoteurs. En moins de cent pages, Vincent Edin règle son compte à une certaine idée de la charité.

C’est un paradoxe qui gouverne l’époque : le don privé n’a jamais atteint une telle abondance, tandis que les inégalités économiques ne cessent de se creuser. La charité aurait-elle cessé de faire recette ? Qu’on ne s’y trompe pas, rétorque Vincent Edin dans ce coup de gueule aussi documenté qu’incisif. La charité fait d’abord les affaires de ceux qui la dispensent et fort peu celles du commun qui la reçoit.

Qu’on en juge déjà par les résultats chiffrés dont se gargarisent les grands donateurs, généreux mécènes et autres princes de fondations. Aux États-Unis, où elle est une institution, la philanthropie se chiffre annuellement à plus de 400 milliards de dollars. De ce total, 125 milliards alimentent les caisses des organisations religieuses (charities) quand l’éducation et la santé, en état de sous-financement public, n’en récoltent que 100 milliards à elles deux. Le cœur du donateur a ses priorités, dont la plus urgente consiste à récupérer son obole, bien loin de la recommandation de l’Évangile de Matthieu (6 : 3-8) : « Quand ta main droite donne quelque chose à un pauvre, ta main gauche elle-même ne doit pas le savoir. » In fine, 100 % de ces 400 milliards de dons américains échappent à l’impôt.

Sélective et guère désintéressée, la société du don pousse même le cynisme jusqu’à soutenir des causes a priori à rebours de ses intérêts. Qui peut croire qu’une fondation issue d’une compagnie pétrolière n’ait à offrir autre chose qu’un « greenwashing » de sa propre image quand sa maison mère, dont c’est d’ailleurs la vocation, continue de traquer l’or noir ? Démasquée, ce genre de philanthropie l’est depuis un moment. Elle n’en continue pas moins de faire son chemin.

Sa longévité tient justement à un choix de société, rappelle Vincent Edin. L’acte symbolique pionnier se situe en haut des marches du Capitole, en janvier 1981. « L’État est le problème », jure le nouvel élu de la Maison-Blanche Ronald Reagan lors de sa prestation de serment. L’antienne a pénétré les consciences au point d’en devenir un axiome : le don privé donnerait de meilleurs fruits que la main de l’État. Et c’est précisément à l’État que revient l’initiative de son propre démantèlement, en misant sur une générosité en trompe-l’œil.

La puissance publique revendique de favoriser le système qui l’appauvrit.

Non, la philanthropie et le charity-business ne sont pas et n’ont jamais été le correctif « naturel » de la libéralisation de l’économie qui leur fut concomitante. Elles en sont au contraire l’un des leviers et la preuve en est encore fournie quarante ans et une crise sanitaire plus tard en France. « J’étais en confinement lorsque j’ai entendu le ministre Gérald Darmanin plaider pour l’ouverture d’une cagnotte en faveur de la sécurité sociale. Quelle folie ! », confie Vincent Edin, lui-même bon connaisseur du milieu associatif et donateur privé. « En clair, la puissance publique revendique de favoriser le système qui l’appauvrit. Là est le pire. »

L’Hexagone est venu tardivement à la philanthropie d’inspiration américaine. « Contrairement aux grosses fortunes d’outre-Atlantique, les françaises donnent peu, encore aujourd’hui », note l’auteur. Leur très relative générosité n’empêche en rien la classe politique, à droite, mais aussi à gauche, de leur déléguer le monopole du cœur. « Le continuum politique existe au moins depuis Nicolas Sarkozy. Il permet aux politiques, de plus en plus décriés, d’afficher leurs bonnes intentions », analyse Vincent Edin. « La même attitude a prévalu sous François Hollande au moment de l’inauguration de la Fondation Louis-Vuitton. » Gratifiée en contrepartie de ses bonnes œuvres d’une exemption fiscale de 600 millions d’euros. Avec Emmanuel Macron qui supprime l’impôt sur la fortune, la théorie du ruissellement1 se formalise dans l’un des derniers bastions de l’État-providence.

Faut-il désespérer de voir revenir un jour cet État dont l’autorité reposait sur la solidarité et la redistribution ? A-t-il seulement cessé de bouger ? La pandémie l’a paradoxalement réhabilité, comme en témoigne le geste joint à la parole du « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron ou le nouveau consensus promu par Joe Biden autour d’une taxation des multinationales. « Les économistes ne cessent de le répéter : l’économie marche par cycles », sourit Vincent Edin. « Aujourd’hui, tout le monde est fauché et se rend compte qu’il faut débattre de ce qui paraissait encore impossible hier. » Quitte à revenir bientôt sur les exonérations consenties à des comptes en banques longtemps perçus comme les sauveurs ?

« La philanthropie, c’est voler en grand et restituer en petit », tançait Paul Lafargue (1842-1911), gendre de Marx et héraut du droit à la paresse. La leçon vaut bien quelques fromages, et ce réquisitoire percutant. 


1 Théorie portée par les économistes libéraux selon laquelle les profits des plus aisés motivent de l’investissement et bénéficient in fine au plus grand nombre.

Benoît Hervieu-Léger
8 septembre 2021
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