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Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d'art politique

Pierre-Henri Tavoillot Odile Jacob, 2019, 368 p., 22,90 €

C’est un véritable « traité d’art politique » que nous donne à lire le philosophe Pierre-Henri Tavoillot. On pouvait craindre une lecture difficile, voire ennuyeuse ; il n’en est rien. Le cheminement de la pensée se suit aisément, ponctué d’anecdotes historiques ou contemporaines, et l’attention est soutenue par une argumentation claire, sans négliger quelques traits d’humour. L’ouvrage revisite avec brio les principes fondateurs de la démocratie libérale, et « dessine le cahier des charges » de ce mode d’existence commune, toujours largement en chantier, où l’individu est la valeur suprême. Et si les politiques devraient trouver dans cette lecture matière à réflexion, ce livre s’adresse aussi à tout citoyen. Car « l’art de gouverner est, en démocratie, aussi un art d’être gouverné ».

L’auteur analyse différents modèles concurrents de la démocratie libérale. Ainsi, la démocratie radicale, qui se veut la possibilité d’une démocratie directe, est fondée sur la méfiance du pouvoir politique. Dans sa forme extrême, c’est une nouvelle jeunesse pour l’anarchisme. Mais c’est la Californie qui est citée ici, avec l’usage intensif d’Internet dans les décisions collectives ; puis, l’Islande et la Suisse, avec la pratique de nombreuses votations citoyennes. Mais, vouloir tout choisir, décider de tout, n’est-ce pas « confondre la liberté du citoyen avec celle du consommateur » ? À l’inverse, le modèle de la démocratie illibérale se présente comme une solution radicale à l’impuissance démocratique : un pouvoir fort et des libertés limitées, comme en Chine, en Russie, dans la Hongrie de Viktor Orban. La référence première, largement analysée, est celle de Singapour où, depuis quarante ans, le pouvoir poursuit une amélioration globale du niveau de vie de la population autochtone, s’appuie sur des experts, refuse la corruption, mais met en prison tout opposant politique.

L’ouvrage pose les bases des règles de « l’art politique », en commençant par les conditions d’une élection démocratique : un vote universel, une logique représentative (déléguer de l’autorité à une élite choisie), le contrôle du public. Car la fonction des élections n’est pas de « donner le pouvoir au peuple, mais de permettre au peuple de le prêter, avec des garanties et des conditions ». Viennent alors les conditions d’une réussite de la délibération. L’enjeu est de résister aux « passions tristes » de la démocratie — la peur, l’envie, l’indignation, la colère, les passions « contre » —, et de partager un accord sur l’essentiel (comme les médecins autour du malade le sont pour le soigner). Or le problème de la démocratie moderne est que les fins n’ont plus l’évidence de jadis. Si des priorités sont énoncées — la réduction de la dette publique, l’adaptation à la prochaine révolution numérique, l’adaptation aux limites de la planète —, le choix est facilement contesté et d’aucuns mettront en avant la réduction des inégalités, le maintien d’un État social, la transition écologique. Aussi bien, pour Tavoillot, l’accord des citoyens sur l’essentiel se réduit-il. Il semble aujourd’hui se résumer à ce seul point : mieux vaut le débat plutôt que la violence de l’affrontement.

Dès lors, comment ne pas délibérer sans fin pour ne pas décider ? L’auteur propose quelques règles. Parmi les plus surprenantes, celle du bon usage du secret, avec l’exemple de la négociation sur les accords en Nouvelle-Calédonie par Michel Rocard, mais aussi l’éloge de la ruse délibérative — sont ici narrés avec humour des dialogues entre de Gaulle et son ministre Alain Peyrefitte —, et l’art de parfois clore le débat par de grands discours, comme ceux de Simone Veil ou de Robert Badinter. Car le principal reproche adressé au régime démocratique est celui de l’indécision : si le « savoir quoi faire » est relativement facile à partager, décider du « comment faire » est plus compliqué à faire accepter par les citoyens. Tavoillot argumente sur l’autorité nécessaire à la prise de décision, interrogeant celle d’hommes politiques aussi divers qu’Albert Lebrun, de Gaulle, Pétain, le général Giraud, comparant ainsi leur grandeur ou leur faiblesse… mais aussi Tony Blair et Angela Merkel, avec leur intelligence d’une situation politique et leur plus ou moins grande habileté à prendre une décision. Des lignes qui pourraient donner l’impression que l’auteur réduit la politique aux prises de décision des « grands » leaders et à leur autorité sur le peuple…

Dans ce panorama, on regrettera fortement l’absence de lien entre démocratie et luttes sociales. Car une condition nécessaire à l’existence de la démocratie n’est-elle pas aussi un partage des richesses et une plus grande solidarité entre les citoyens ? Les mettre en œuvre passe par des avancées et des reculs, par des conflits récurrents et des négociations toujours à renouveler. Ainsi, contrairement à ce que semble penser Tavoillot, n’est-ce pas avant tout le chômage, les inégalités, la remise en cause de l’État social et redistributeur qui, aujourd’hui, minent et affaiblissent l’attachement des citoyens à la démocratie ?

Dans ce reflux, l’auteur semble sous-estimer la défiance des citoyens envers les élus, « l’élite choisie », et les experts qui les entourent. Le risque est souligné qu’ils deviennent une oligarchie, sans que soient analysés les remèdes possibles. On retiendra alors les propos sur les expérimentations de démocratie participative (les budgets participatifs, les sondages délibératifs...), nommées (dénigrées ?) « utopies délibératives », « illusions participatives » : le propos, un peu rapide, clôt la question abruptement ! De même pour les initiatives visant à créer des assemblées de citoyens choisis par tirage au sort. Des exemples sont donnés mais leur potentiel de rénovation ne convainc pas l’auteur. Plus loin sont rapprochés pêle-mêle les mouvements des cheminots, des « gilets jaunes » ou des opposants à l’avortement, porteurs chacun de désobéissance civile. Celle-ci, pour l’auteur, n’est pas un principe de la démocratie, mais au contraire, quasiment une forme de dictature de la minorité. Il dénonce cette « idée étrange » qu’un citoyen puisse refuser des décisions, prises par un gouvernement démocratique et contraires à ses convictions profondes. La désobéissance civile ne trouve finalement grâce à ses yeux qu’a posteriori, quand elle permet de convaincre la majorité d’un changement ! Au-delà de l’intérêt réel de l’ouvrage, c’est aussi une impression de méfiance du peuple que ressent le lecteur.

Pierre Duclos
14 novembre 2019
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