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La foule innocente

Denis Salas Desclée de Brouwer, 2018, 312 p., 18,90 €

Le propre du terrorisme moderne, tel qu’il prend forme dans la deuxième moitié du XIXe siècle avec les anarchistes, est de viser non plus les puissants, têtes couronnées et dirigeants du monde, mais de s’en prendre aveuglément à la « foule innocente »,  selon l’expression d’Albert Camus. Or, étonnamment, si la littérature sur le terrorisme est aujourd’hui abondante, aucun essai n’avait encore réellement considéré le phénomène du point de vue de cette foule. C’est ce manque que le livre de Denis Salas vient combler avec érudition et sensibilité. Chapitre par chapitre, il s’attache à retracer le parcours post-attentat de cette foule innocente et les épreuves qui le jalonnent, du choc et de l’effroi nés de l’attaque jusqu’aux réponses qui lui sont apportées – par la société civile, l’appareil étatique, le système judiciaire, etc. – à court comme à plus long terme (politiques mémorielles). La deuxième partie de l’ouvrage resserre la focale sur les seules victimes, leur émergence comme groupe socialement, politiquement et juridiquement reconnu puis leur combat pour obtenir justice et réparation, tout en se reconstruisant sur le plan personnel. L’essentiel du propos se centre sur les attentats islamistes qui ont frappé les sociétés occidentales depuis le 11-Septembre, particulièrement ceux qu’a connus la France en 2015 et 2016. Mais Denis Salas convoque aussi de nombreux autres cas – l’attaque de 1995 au gaz sarin dans le métro de Tokyo, la guerre civile algérienne des années 1990, les attentats suicide en Palestine, les années de plomb en Italie, la terreur d’État en Amérique latine… – et émaille ses développements d’encadrés qui sont autant de contrepoints à partir de livres, d’œuvres d’art ou de travaux universitaires. Par sa capacité à embrasser d’un même mouvement les dimensions sociopsychologique, juridique, politique et culturelle du sujet, il fait œuvre de synthèse et de vulgarisation. Il n’évite toutefois pas certains travers habituels de ce genre de livre : des approximations et des interprétations un peu hâtives et une tendance à réifier « la société ». C’est en fin de compte lorsqu’il parle de ce qu’il connaît le mieux en tant que magistrat qu’il se montre le plus convaincant, dans les pages consacrées au rôle du procès dans le processus social post-attentat ou au combat des victimes dans « l’arène du prétoire ». Présent à Nice au moment de l’attentat du 14 juillet 2016, comme il le raconte en préambule, l’auteur a un rapport particulier à l’objet dont il traite. De là la force du livre, mais aussi, peut-être, son point aveugle : cette notion même de « foule ». Y a-t-il une homologie stricte entre la foule visée par les terroristes et celle qui descend dans la rue et se rassemble en place publique en réponse à leur attaque ? Denis Salas a raison de rappeler que la foule a souvent été vue d’un mauvais œil, comme dangereuse, potentiellement incontrôlable, alors qu’elle peut aussi être paisible, innocente et vulnérable. Il est dommage, toutefois, qu’il paraisse oublier qu’en réaction à cette « psychologie des foules » a été développée la notion de « public », s’opposant terme à terme à la foule en tant qu’elle est éclairée par la raison, la réflexion et l’enquête, et instruite par les médias – notion dont découle ce que nous appelons « l’opinion publique » (voir à ce sujet Robert E. Parl, La foule et le public, Paragon/Vs, 2007). Car là est peut-être la seule chose faisant en fin de compte défaut au tableau de Denis Salas : la prise en compte de ces différents publics qui, au travers de la médiatisation d’un attentat et des réseaux sociaux, dont le livre parle finalement assez peu, émergent de la foule prise pour cible et la diffractent en autant de groupes qui peuvent s’unir sur certains points (la solidarité avec les victimes) mais diverger aussi sur d'autres (les causes de l’attentat ou le sort qu’il convient de réserver aux terroristes…), et ainsi entrer en dialogue autant qu’en tension.

Gérôme Truc
5 juin 2019
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