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Le silence des animaux Du progrès et autres mythes modernes

John Gray Les belles lettres, 2018, [2013, traduit de l’anglais par David Tuaillon], 234 p., 17,50 €

À la lecture de ce livre profondément subversif, j’ai retrouvé un plaisir presque oublié de ma vie étudiante : m’atteler à un ouvrage intellectuellement exigeant, qui appelle relectures et prises de notes. Et la satisfaction est à la hauteur de l’effort consenti. Le rythme soutenu de ma vie quotidienne m’amène habituellement à lire des ouvrages qui rabâchent les mêmes opinions – généralement celles dont je suis déjà convaincue. Ici, ne manquent pas les idées qui m’ont choquée, dérangée. Somme toute, qui m’ont enrichie.

Cet ouvrage est une impitoyable critique de l’humanisme qui a formé le cœur de la tradition occidentale, pensée issue « d’un mélange entre l’idée socratique selon laquelle la raison donne accès à des vérités hors du temps et d’une vision chrétienne du salut dans l’histoire ». La première partie développe une idée chère à Gray, soit l’illogisme de la confiance dans le progrès : « L’histoire a beau être une succession d’absurdités, de tragédies et de crimes, on s’obstine toujours à proclamer que l’avenir pourra toujours être meilleur que ce qu’on a connu par le passé. » Une foi ancrée dans l’irrationalité viscérale de l’être humain : « Dans la science et la technique, le progrès est cumulatif, tandis que l’éthique et la politique affrontent toujours les mêmes dilemmes. Quel que soit le nom qu’on leur donne, la torture et l’esclavage sont des maux universels ; mais on ne peut consigner ces maux dans le passé comme on ferait de théories scientifiques périmées. »

Cette vision cyclique de l’histoire n’a pas manqué de choquer. La plupart des critiques anglo-saxonnes ont qualifié Gray de misanthrope, condamnant son pessimisme au regard de la nécessité que nous avons de garder espoir en l’avenir du point de vue de l’action politique.

Mais n’est-il pas hypocrite de célébrer le progrès moral de notre civilisation occidentale, quand un gouvernement peut décider de bombarder un peuple pour sauvegarder ses intérêts pétroliers ou d’abandonner un accord sur l’environnement afin de préserver le mode de vie de son peuple aux dépens de tous les autres ? On peut se demander s’il ne s’agit pas plutôt, comme le dit Gray, d’une joyeuse « fiction », « un mythe (qui) fait scintiller d’un peu de sens la vie de ceux qui l’acceptent ». Et que restera-t-il de ces nobles idées en cas d’effondrement de notre société ? À ce chaos, Gray consacre de nombreuses pages, avec d’horribles descriptions de sociétés humaines dans lesquelles l’ordre en vigueur s’est écroulé. Qu’il s’agisse de Naples en 1944 ou de l’Allemagne à la suite du Traité de Versailles, Gray dépeint des sociétés dans lesquelles la plupart des gens, réduits à la survie, « ne survécurent que pour endurer la destruction de l’image d’êtres moraux qu’ils s’étaient faite d’eux-mêmes ». Soulignant des similitudes entre le début du XXIe siècle et le chaos dramatique des années 1930 ayant mené aux régimes totalitaires, il évoque une crise des valeurs étroitement liée au mythe du progrès : « Ce n’est pas seulement la pauvreté de masse qui rend la vie plus difficile sous le nouveau capitalisme. La conviction que chacun est capable de donner à sa vie la forme d’une amélioration continue est ancrée dans les esprits. » Conviction qui rend d’autant plus insupportable la détérioration globale du niveau de vie des classes moyennes dans les démocraties occidentales, laissant entrevoir la possibilité « d’un retrait dans une sorte de psychose volontaire, dans laquelle des démagogues populistes promettent un retour à un passé mythique ». Le silence des animaux a été publié dans sa version originale en 2013 ; depuis, les élections de Trump ou Bolsonaro donneraient plutôt raison à la sombre prémonition de Gray.

Le livre ne s’arrête pas à cette vision obscure : le reste de l’ouvrage décortique la nécessité de créer des mythes. En ôtant à l’être humain sa soi-disant spécificité de « créature rationnelle » et en le qualifiant plutôt de « créature qui se raconte perpétuellement des histoires », Gray nous donne une leçon d’humilité : si nous acceptons les limites de notre rationalité et le relativisme de notre vision du monde, peut-être serons-nous moins enclins à vouer une foi aveugle à nos fictions. Une telle déconstruction, sans complaisance pour rien ni personne, peut être extrêmement saine : c’est le ménage par le vide, pour voir ce que l’on veut vraiment garder. D’aucuns parleront de nihilisme, mais c’est de lucidité qu’il s’agit, à travers une remise en question de toutes nos évidences. Chacun en prend pour son grade. Moi-même, je me suis sentie visée – presque personnellement – lors de son attaque des « croisés des droits humains, qui imaginent que le monde entier ne souhaite qu’une chose : se conformer à ce qu’eux-mêmes s’imaginent qu’ils sont ».

Cependant, cet ouvrage n’est pas juste une déprimante entreprise de déconstruction des illusions humaines. Une de ses thèses essentielles est que « toute culture humaine est, à un degré ou un autre, animée par des mythes […] : s’il existe un choix, il réside entre les mythes eux-mêmes ». Alors, choisissons ! Mais choisissons bien… Si nous sommes conscients que nous sommes portés par des mythes, peut-être serons-nous capables d’en construire de nouveaux, des fictions libératrices et plus à même de s’adapter aux défis du monde d’aujourd’hui.

J’ai retrouvé cette même idée dans le Petit manuel de résistance contemporaine (Actes sud, 2018), dans lequel Cyril Dion écrit : « Si nous ne disposions pas d’histoires autour desquelles nous fédérer, aucune société humaine dans sa complexité ne pourrait exister ni fonctionner. Nous avons besoin de récits qui nous rassemblent, nous permettent de coopérer et donnent du sens à notre vie en commun. Mais ces récits, ces fictions ne sont que des outils, pas des vérités ou des buts en soi. Si nous l’oublions, nous déclenchons des guerres politiques, économiques, religieuses, dans l’objectif de défendre des concepts qui n’existent que dans notre imagination. Nous pillons les ressources, éradiquons les espèces au nom d’histoires, de fictions. » Avant de souligner : « Dès lors, pourquoi ne pas décider d’en élaborer d’autres ? » Si l’action sociale et politique est indispensable, n’oublions pas que la lutte pour la justice sociale est aussi, et peut-être même avant tout, une affaire de valeurs. Une bataille idéologique et culturelle. Une bataille de l’imaginaire.

Marguerite de Larrard
3 juin 2019
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