L’occupation du monde
Sylvain Piron Zones sensibles, 2018, 240 p., 19 €Dans une écriture aussi serrée que la typographie, Sylvain Piron déploie une histoire intellectuelle de la longue durée. Historien médiéviste, il cherche dans l’arcane chrétien du Moyen Âge la source de la pensée qui domine le néolibéralisme d’aujourd’hui. Cette problématique hasardeuse attire d’emblée l’attention. Car la vulgate culturelle contemporaine y est fortement opposée. Le postulat de la démarche de Sylvain Piron est que l’économie, comme dimension de la vie sociale, n’apparaît qu’au XIIIe siècle. Dans l’Antiquité, il n’y avait, sous le nom d’économie, que l’art d’organiser sa maison. La pensée scolastique dominée par Thomas d’Aquin, reprenant la tradition évangélique portée par les Pères de l’Église et les premiers anachorètes, déploie au Moyen Âge les notions sur lesquelles vibre aujourd’hui la mondialisation néolibérale. Sylvain Piron prend appui notamment sur un quasi-contemporain de Thomas d’Aquin, Jean Olivi, sorti de l’ombre voici quelques années grâce à plusieurs études de l’auteur. Dans le même sens et contre une lecture hâtive de Max Weber, Fernand Braudel – absent de la bibliographie mais lui aussi adepte du « temps long » –, notait que les principaux outils du capitalisme financier étaient nés dans l’Italie du Nord, au Moyen Âge, bien avant Calvin. Dans une foulée semblable, Sylvain Piron aurait pu exploiter les travaux de Giacomo Todeschini sur les effets paradoxaux de la conception franciscaine de la pauvreté radicale sur la comptabilité en partie double, nécessaire pour mesurer le capital. En dépit de ces traces chrétiennes dans l’économie d’aujourd’hui, la thèse est-elle vraiment convaincante ? Les principales conditions du néolibéralisme viennent du droit romain de la propriété privée et des contrats, ainsi que de la culture antichrétienne du néolibéralisme d’aujourd’hui, nourrie d’une dérive malheureuse de l’individualisme humaniste des Lumières. L’occupation du monde visée par le titre de cet ouvrage, dans ce contexte, traite autant de l’activité humaine que de l’occupation au sens militaire de domination, domination dont a hérité le néolibéralisme économique qui, en ce sens, occupe la pensée, les politiques et les institutions contemporaines. Malheureusement, en dépit de ses dénégations, l’auteur ne dialectise pas les forces sociales, les institutions, les nouveautés techniques et les courants de pensée. Le lecteur ne rencontre que les grands auteurs, choisis avec soin et bien présentés. Il resterait à articuler les courants sociaux, politiques et culturels qui se combinent dans le grand mouvement d’urbanisation occidentale qui, commencé au XIIIe siècle, ne doit pas grand-chose au christianisme. Sans doute, le second volume annoncé pour l’an prochain enrichira-t-il l’histoire, suggestive mais bien discutable, esquissée dans ce premier essai.
15 avril 2019