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La France des Belhoumi. Portraits de famille (1977-2017)

Stéphane Beaud La Découverte, 2018, 352 p., 21 €

Les sciences sociales savent parfois produire des œuvres aussi puissantes que les grands romans. C’est le cas de La France des Belhoumi, le dernier livre de Stéphane Beaud, que l’on dévore avec le sentiment de lire un futur « classique » de la sociologie, d’une valeur comparable à l’ouvrage Les enfants de Sánchez. Autobiographie d’une famille mexicaine d’Oscar Lewis (Gallimard, 1963). On connaissait l’intérêt de l’auteur pour les descendants d’immigrés. Dans 80 % au bac… et après ? il en présentait les parcours scolaires et dans Pays de malheur ! il incitait l’un d’eux à se raconter par le biais d’une correspondance électronique. La France des Belhoumi déploie une ambition à la fois plus grande et plus modeste : raconter le destin d’une famille immigrée « comme les autres ». Cette famille, ce sont les Belhoumi, qui ont quitté l’Algérie en 1972 pour une petite ville ouvrière française et ont eu huit enfants entre 1971 et 1986.

À travers leur histoire, Stéphane Beaud entend mettre en évidence les mécanismes d’une « intégration silencieuse » et « contribuer à une sorte de contre-histoire des immigrés algériens en France ». Lorsqu’il commence son enquête, en 2012, la France sort du quinquennat Sarkozy, marqué par une forme de « petite guerre civile larvée » contre les immigrés maghrébins. Le sociologue ne se doute pas que, trois ans plus tard, ce groupe se retrouvera de nouveau pointé du doigt après les attentats de 2015. Sa démarche n’en prendra que plus de sens.

L’auteur donne la parole à ces populations qui sont plus souvent « parlées » par d’autres qu’écoutées. Pendant cinq ans, il va s’entretenir régulièrement avec tous les membres de la fratrie, nouant avec certains de véritables liens de confiance. On le sait depuis Pays de malheur !, S. Beaud n’a pas son pareil pour faire parler les gens et les amener à porter sur eux-mêmes un regard distancié. Avec les enfants Belhoumi, il va plus loin en leur faisant relire ses chapitres, au fil de leur écriture. Le livre est ainsi parsemé d’extraits d’entretiens, de courriels et de textos dans lesquels les enquêtés nuancent ou complètent les analyses du sociologue. Celui-ci donne ainsi à percevoir la dynamique de l’enquête, sa réception différente par chacun et la façon dont elle modifie les équilibres familiaux en libérant la parole et en la faisant circuler. Inévitablement, l’enquête réveille des rancœurs et des rivalités au sein de la fratrie, mais elle permet aussi aux cadets de dire leur reconnaissance envers leurs sœurs aînées, Samira et Leïla, véritables « locomotives » de la famille, servant de modèles et de soutien aux suivants.

Au-delà d’un portrait de famille, La France des Belhoumi est aussi celui d’une époque et de deux générations. En comparant le destin des enfants nés dans les années 1970 et de ceux nés dans les années 1980, Beaud montre comment la société française s’est peu à peu refermée et durcie : « Il y avait une espèce de générosité, que j’ai souvent ressentie avant, et qui a disparu aujourd’hui », explique Samira. Jusqu’au milieu des années 1980, les cités connaissent encore une certaine mixité sociale. Elles sont maillées par des associations et des professionnels militants (enseignants, animateurs) qui œuvrent à la promotion des enfants d’ouvriers, tandis que les marches antiracistes de 1983 et 1984 donnent une image positive des « beurs » dans l’opinion. Ce contexte explique en grande partie la réussite des deux aînées. A contrario, les enfants suivants ont grandi dans un environnement moins favorable, marqué par la paupérisation des quartiers, la ségrégation et la discrimination.

Par l’attention qu’il porte aux détails, Stéphane Beaud met en évidence les petits événements qui changent le destin de ses enquêtés : le travail d’agent d’entretien obtenu par la mère qui lui permet de sortir du foyer et d’élargir son réseau de socialisation, une remarque assassine adressée à l’une des filles par une enseignante (« C’est à cause de filles comme toi qu’on vote Le Pen »), une expérience d’assesseur de bureau de vote qui provoque une prise de conscience civique…

S’il consacre davantage de pages aux filles, plus impliquées dans l’enquête, S. Beaud s’intéresse aussi aux trajectoires accidentées des garçons. Après un mauvais départ (échec scolaire, délinquance et prison), l’aîné démarre une brillante carrière de commercial, stoppée nette le jour où ses supérieurs découvrent ses carences en orthographe. Quant au cadet, il parvient (grâce à sa sœur) à se faire embaucher comme chauffeur de bus à la RATP, où il se retrouve bloqué dans son évolution du fait de son caractère frondeur et pris en étau entre les « Le Pen » et les « barbus ».

In fine, si tous les enfants ont réussi à se faire une situation, leur intégration se trouve menacée par la forte suspicion qui pèse sur les Français d’origine maghrébine après la vague d’attentats de 2015-2016. La perception de ces événements par les Belhoumi et leur rapport à la politique et à la religion occupent toute la dernière partie du livre. Ancrés à gauche, les enfants ont voté Hollande en 2012, mais ont déploré son incapacité à infléchir la politique antisociale et raciste de Sarkozy. Leur sentiment de trahison a été confirmé par le refus de naturalisation opposé à leur mère, malgré quarante ans passés en France. Surtout, les Belhoumi ont été révoltés par le projet de déchéance de nationalité qui, selon S. Beaud, « a fini de dilapider ce qui restait encore de confiance dans le PS chez les enfants d’immigrés ».

Les filles, déçues, se tournent vers l’extrême-gauche, sauf la benjamine qui « vire à droite », tandis que les garçons (moins politisés) sont séduits par les théories conspirationnistes. Sur le plan religieux, quand les aînés entretiennent un rapport distant avec l’islam, les plus jeunes se montrent les plus pratiquants. La France des Belhoumi illustre ainsi des tendances mises en évidence par la grande enquête Trajectoires et origines (Cris Beauchemin et al., cf. Revue Projet, n°354, pp. 90-91) et notamment celle-ci : dans leur grande majorité, les descendants d’immigrés aiment la France, mais celle-ci le leur rend mal.

La famille Belhoumi n’est certes pas statistiquement représentative des familles algériennes en France, mais son histoire témoigne d’une intégration réussie, portée par l’ascension sociale des deux aînées qui ont entraîné le reste de la fratrie dans leur sillage. Leur réussite, qui les rattache « à la fraction ‘respectable’ des enfants d’origine maghrébine », explique en creux le repli sur soi de la fraction « désaffiliée » du même groupe, celle qui trouve son salut dans la fierté musulmane. Les adversaires de la sociologie, de Manuel Valls à Gérald Bronner, ne manqueront pas de voir ici un nouvel exemple de la « culture de l’excuse » qu’ils dénoncent. Quant aux décideurs, espérons qu’ils y trouveront des clés pour relancer les mécanismes de l’intégration (école, travail et mixité résidentielle) et retrouver la générosité perdue de la société française.

Edwin Hatton
19 juin 2018
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