Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site

[Revue] L’Apostrophe. Écrire et penser ensemble

Secours Catholique - Caritas France Cahier n°1, automne 2016, 54 p. et Cahier n°2, été 2017, 76 p.

L’utilité et la pertinence de la jeune revue L’Apostrophe peut se lire en creux dans les résultats d’une étude1 qui pointait en 2014 que « depuis 2008, l’opinion porte un regard plus sévère sur les chômeurs ou les bénéficiaires de minima sociaux. Nos concitoyens sont de plus en plus nombreux à craindre les effets déresponsabilisants des politiques sociales (…). Cette situation est atypique car, habituellement, en temps de crise, l’opinion attend généralement davantage d’intervention de la part des pouvoirs publics en direction des plus démunis ».

Les auteur(e)s de L’Apostrophe sont des personnes qui, « par leur expérience personnelle face à la précarité », ont développé une expertise sur cette dernière. Certaines d’entre elles sont également membre du comité éditorial. Le projet est simple, en apparence : construire2, donner et recevoir la parole de personnes en situation de précarité : « Chère lectrice, cher lecteur, vous êtes de véritables donateurs, nos salutaires donneurs, car, en nous lisant, vous nous donnez la parole » (édito du Cahier n°2). La reconnaissance semble au centre du projet : « Avant même de parler d’une place dans le cœur, c’est déjà une place dans le regard qui est importante : se sentir vivant dans le regard de l’autre. Il n’est pas nécessaire de militer dans des associations pour cela. »

Deux grandes parties composent L’Apostrophe : un dossier thématique et un ensemble de rubriques définies. La mise en page aérée et les photographies sont au service du texte. Le dossier thématique est souvent assorti de propositions. Ainsi, celui du cahier n°1 qui s’interroge sur la place de personnes vivant en situation de pauvreté dans la société française incite à repenser le système de solidarité, de manière à ce qu’il prenne réellement en compte les personnes démunies. La solidarité existe aujourd’hui, mais « elle est plus centrée sur une (petite) compensation en termes d’avoir, que sur ce qui nous permettrait d’être, vraiment reconnus, de nous sentir utiles, de trouver notre place ». Ce premier numéro de la revue interpelle l’État dans son rôle de coordinateur de la solidarité et insiste sur le rôle primordial de l’éducation. Le dossier du cahier n°2, intitulé « ‘S’en sortir’, toute une histoire… », préconise notamment de donner à l’administration française les moyens d’être bienveillante, rejoignant en cela les travaux de philosophes ou de sociologues3. Dans les rubriques – par exemple « Agir ensemble »4 ou « Champ libre »5 –, récits, reportages, poèmes, portraits se conjuguent… Ils donnent à voir des situations d’exclusion très différentes, de Régine, reléguée au fond d’une église, ayant profondément intériorisée un sentiment d’indignité, à Réguia, une femme d’origine algérienne, installée à Roubaix, qui doit faire face à une vie conjugale violente et déchirée. Ou cette situation, illustrant la violence de nos administrations : « Un jour, une dame à un guichet, qui venait de me demander de revenir pour la troisième fois, m’a dit, sur un ton incroyable, que ‘ce n’était pas grave puisque je n’avais que ça à faire’. J’ai réussi à ne pas lui casser le nez, mais j’ai mis une semaine à m’en remettre ! »

« Nous sommes conscients que cette composition, comme tout travail d’édition, n’est, en elle-même, naturellement pas neutre. Le risque de manipulation, même inconsciente, ou à tout le moins d’interprétation erronée, demeure présent », prévient le comité éditorial. Pourtant, L’Apostrophe réussit cette chose rare de porter une parole vraie sans vouloir l’imposer. Les propos peuvent être très forts, mais n’assènent pas la vérité… On retrouve cette humilité de ton chez Khalid Hosni, lorsqu’il décrit un homme esseulé, rencontré dans un hébergement du 115 : « Jamais son regard ne croisa le mien. Ces trois ou quatre hochements de tête dans ma direction m’ont procuré une immense joie et, si la cause de cette joie m’importait peu, je me suis en revanche évertué, non sans mal, à donner un qualificatif à son geste, pas un sens, juste un qualificatif. Or le terme le plus tenace, celui qui revenait à chaque fois, c’était aussi, à mes yeux, le plus galvaudé : un acte de générosité, ce monsieur a eu à mon égard un élan de générosité. »

On est loin d’une vision irénique de la pauvreté. Les coups du sort et les coups de gueule sont présents. De même, l’isolement, le sentiment de réclusion, la peur, la mort. Les gens « cassés » ; ceux qui ont « touché le fond » ; ceux qui ne se relèvent plus… Mais on en retient surtout la dignité, la vitalité, l’envie de se battre, de « se bouger », par la marche, le chant, la prière, le théâtre… On rencontre les « Fous d’art solidaires », un groupe de personnes en précarité qui se réunit depuis cinq ans autour d’activités artistiques. On retient aussi une attention aux mots toute particulière. Le recours aux images est saisissant. On apprend que « l’escalator social fonctionne à l’envers » ; que « la précarité est comme un grand labyrinthe dont on peut renoncer facilement à trouver la sortie » ; on y apprend, aussi, la couleur du froid.

Au fond, L’Apostrophe témoigne de « la force de cette parole des ‘plus démunis’ (mais de quel point de vue ?) d’entre nous ». On y retrouve au moins deux leitmotivs, dont la formulation par la négative dit assez la force des préjugés à combattre. D’abord, la précarité, « ce n’est pas qu’une question de ressources financières ». C’est une question de liens et de relations ainsi que de besoins spirituels fondamentaux. Ensuite, et surtout : « Ce n’est pas parce qu’on vit une vie pauvre que c’est une pauvre vie ».

Lire « L’Apostrophe »

L’Apostrophe est une revue semestrielle du Secours Catholique – Caritas France. Elle est accessible gratuitement au format numérique à l’adresse : lapostrophe.secours-catholique.org


1 Régis Bigot, Émilie Daudey et Sandra Hoibian, « En 2014, le soutien à l’État-Providence vacille », Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), Note de synthèse, n°11, septembre 2014.

2 Notamment dans le cadre d’ateliers d’écriture. Les membres du comité éditorial explicitent la « recette de fabrication » de L’Apostrophe, et en particulier de son dossier, aux pp. 8-9 du cahier n°2.

3 On pense à la réflexion sur les « institutions justes » de Paul Ricœur ou à l’ouvrage de Vincent Dubois, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Économica, 2008 [1999].

4 « Comment naît une action collective ? Y a-t-il des règles et des méthodes pour susciter la participation de tous ? Dans ces pages, les porteurs d’action décortiquent leur ‘façon de faire’ ».

5 « Une rubrique pour donner à entendre une parole libre, une expérience personnelle – jusqu’à l’intime parfois – de personnes vivant ou ayant vécu des situations de pauvreté et d’exclusion ».

Jean Vettraino
16 octobre 2017
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules