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Les Nourritures. Philosophie du corps politique.

Corinne Pelluchon Le Seuil, 386 p., 2015, 25€

Corinne Pelluchon se propose de répondre à une question centrale des éthiques environnementales : quelle forme d’organisation sociale et politique pour intégrer les enjeux écologiques, dans une perspective de durabilité forte ?

La philosophe, spécialiste de bioéthique, propose de reconsidérer le contrat social à partir d’une philosophie de l’existence qui prend au sérieux la corporéité. Vivre, c’est « vivre de » c’est-à-dire d’air, d’eau, d’aliments ou encore de relations avec les autres êtres vivants. Ces expériences sensibles soulignent la matérialité de notre existence. Elles nous amènent à adopter une position réflexive, préalable nécessaire à une nouvelle théorie de la justice avec le vivant (y compris avec le vivant non humain) et ainsi à une nouvelle organisation sociale et politique.

Dans une première partie, C. Pelluchon approfondit l’idée et l’intérêt d’une phénoménologie des nourritures. Si l’individu se concentre sur son expérience vécue, il est amené à réaliser toutes les dimensions matérielles de son existence : il devient un sujet incarné, qui mange, boit, dort, habite un milieu et se déplace. La sensation de faim est ainsi une expérience à la fois individuelle et universelle, dont l’apaisement, par l’incorporation de nourritures, souligne la dépendance de l’homme au milieu et aux êtres vivants qui l’entourent. Mais si elle permet à l’homme de se relier au vivant, elle est aussi le point de départ de l’expérience de l’existence comme jouissance, grâce au goût. Celui-ci donne à l’homme de ressentir du plaisir, tout en lui rappelant sa corporéité. C’est sur ce fondement qu’il est possible d’adopter une position réflexive, notamment à propos de l’agriculture et de la relation aux animaux. Si, pour l’auteure, la consommation d’animaux peut se justifier dans certaines zones géographiques ou à certaines époques, l’élevage industriel actuel, dans les pays occidentaux, annonce la création d’une « communauté de misère » témoignant d’une absence d’empathie et d’une rupture dans l’expérience sensible avec le vivant. L’adoption d’une position réflexive amène à considérer les animaux comme des êtres, sujets de leur vie, doués d’une forme de subjectivité et auxquels nous devons garantir des droits, pour entrer dans une relation de jouissance partagée. Plus largement, cette position conduit à questionner l’organisation politique et sociale et à y intégrer les enjeux écologiques.

L’écologie, alors, n’est pas entendue comme une série de valeurs morales (comme c’est le cas dans les travaux d’éthique environnementale) ; elle correspond à la reconnaissance de la matérialité de l’existence individuelle et sa prise en compte dans le rapport au vivant : « le réel ne désigne donc pas ce qui s’est passé dans le monde, mais signifie ce qui m’est arrivé » (p. 69). C’est à partir de cette posture qu’il est possible d’imaginer, collectivement, une communauté de destin et de réévaluer les valeurs fondamentales d’un nouveau contrat social.

La deuxième partie de l’ouvrage passe en revue les principaux auteurs de la tradition contractualiste (Hobbes, Locke, Rousseau et Rawls). C. Pelluchon y souligne les différents principes jugés responsables de l’impossibilité d’inclure les enjeux écologiques dans l’organisation politique et sociale actuelle, et développe ceux qu’elle estime indispensables à toute nouvelle forme de contrat social. Elle affirme la nécessité de s’appuyer sur un construit social (la justice) pour garantir le vivre ensemble, de poser la préservation de l’espèce comme norme pré-politique et de défendre la souveraineté du sujet. À ses yeux, la reconnaissance de la part matérielle de notre existence appelle à un contrat social renouvelé. Elle formule, alors, les grandes lignes d’organisation d’un système politique compatible avec cette position éthique, en s’appuyant en grande partie sur la proposition de Dominique Bourg1 : la création d’une chambre parlementaire dédiée aux intérêts des êtres vivants, la création d’un « collège du futur » chargé d’une veille scientifique et de médiation avec le public etc. Elle engage à une réflexion sur l’articulation de ce nouveau contrat social avec le processus de globalisation en cours.

Les Nourritures est un ouvrage ambitieux. Plusieurs travaux de psychologie sociale ou de sociologie de l’alimentation2 ont mis en avant la multi-dimensionnalité de l’acte alimentaire, à la fois besoin biologique et construit social. Mais la considération de l’acte alimentaire comme le point de départ d’un nouveau contrat social, intégrant les enjeux écologiques, est inédite. On est séduit par l’hypothèse qui fait de cet acte, quotidien et universel, le vecteur primordial d’une prise de conscience de la matérialité de l’existence humaine. On pourrait cependant reprocher à l’auteure d’embrasser des problématiques, certes liées à l’alimentation, mais dont on ne saisit pas toujours l’apport à la thèse centrale, par exemple le long développement sur les troubles de l’alimentation.

Enfin, si C. Pelluchon effectue constamment des allers-retours entre proposition théorique et faits d’actualité, la question de la réalisation reste en suspens. L’existence d’inégalités structurelles – renforcées par le système agro-alimentaire actuel – est bien reconnue mais son impact sur la possibilité d’adopter une position réflexive, préalable à la refonte du contrat social, n’est guère considéré. Si l’on perçoit le désir militant (faire ce lien entre théorie et faits sociaux), l’ouvrage se présente avant tout comme une proposition philosophique, une utopie centrée sur la convivialité, dont le premier but est de stimuler l’imaginaire. Et en tant que tel, le projet est appétissant.


1 Dominique Bourg (dir.), Pour une VIème République écologique, Odile Jacob, 2011.

2 Claude Fischler, « Gastro-nomie et gastro-anomie, Sagesse du corps et crise bioculturelle de l’alimentation moderne », Communications n° 31, pp. 189-210, 1979. Claude Fischler, L’homnivore : le goût, la cuisine et le corps, Odile Jacob, 1990. Saadi Lahlou, Penser manger, PUF, 1998. Jean-Pierre Poulain, Sociologies de l’alimentation. Les mangeurs et l’espace social alimentaire, PUF, 2013.

Élise Poisnel
13 février 2017
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