C’est bien là un paradoxe troublant, que notre « passion contrariée » pour l’égalité. Huit Français sur dix déclarent que la société est injuste et qu’il faut en finir avec les inégalités – connues et documentées aujourd’hui – et pourtant elles augmentent sans cesse. Président de l’Observatoire des inégalités, l’auteur prend ce hiatus au sérieux (se centrant sur les inégalités de revenus), et en explore les diverses dimensions. Il s’intéresse au rôle des individus – qu’il prend également au sérieux : ceux-ci ne sont ni irrationnels, ni déraisonnables, ni immoraux –, dans le processus inégalitaire. Très bien mené, son essai teste l’hypothèse suivante : « Ne serait-ce pas aussi parce que nous nous inquiétons du creusement constant des inégalités que ces dernières augmentent ? » Au-delà d’une « faiblesse de la volonté », c’est, dans un contexte d’incertitude croissante (plus de 80 % des Français estiment que le risque de pauvreté concerne tout le monde) et de défiance à l’égard des institutions, que le rapport à la solidarité publique s’affaiblit au bénéfice de formes électives, adressées à la famille et aux proches. Il n’y a pas de dualisme égoïsme-solidarité, mais une sorte de conflit entre différentes formes de solidarité, sur fond d’une « crise profonde de l’idée même de progrès collectif ». Patrick Savidan va plus loin : « Dans un contexte fortement individualisé, (…) sans configuration collective, politique du temps, s’impose la conviction que, pour ne pas subir l’arbitraire, il faut l’externaliser, pour ne pas être dominé, il faut détenir les leviers de la domination. (…) Ainsi se démocratise ou se diffuse la tentation oligarchique. » Il souligne la dimension temporelle du problème, incontournable dans la recherche de « nouvelles formes de production et d’organisation de la solidarité », auxquelles, au fond, tant de gens aspirent.