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Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles

Sylvain Laurens Agone, 2015, 468 p., 22 €

L’emprise des lobbies du secteur privé sur les institutions européennes est devenue un marronnier de la presse spécialisée. Le profil et les méthodes des salariés en charge de ce travail d’influence sont plus rarement abordés. L’ouvrage Les courtiers du capitalisme fait mieux que combler cette lacune : s’appuyant sur des entretiens et les archives des différentes institutions, il nous livre une riche analyse historique et sociologique des interdépendances entre fédérations patronales européennes et agents de l’administration communautaire.

Dans ces jeux de pouvoir, les premiers rôles ne sont pas nécessairement tenus par les dirigeants des grandes entreprises, les commissaires ou les eurodéputés, mais par des agents intermédiaires et des fonctionnaires. Ceux que Sylvain Laurens appelle les « commis du patronat » ne sont le plus souvent pas issus des industries qu’ils représentent. Les salariés des fédérations patronales sont des hommes jeunes, issus de grandes écoles ou de formations spécialisées, au parcours internationalisé. S’ils gagnent bien leur vie en début de carrière, la faiblesse des opportunités de progression les pousse à viser des postes dans l’administration européenne ou à créer leur propre activité de consultant pour monétiser leur expérience de la bureaucratie européenne. Dans les postes de direction, les Belges, les Allemands, les Français et les Britanniques sont les plus représentés. Véritables animateurs de groupe entre des firmes concurrentes et néanmoins alliées sur le plan politique, garants du maintien de ces coalitions, leur savoir-faire réside dans la coordination d’expertise issue des entreprises elles-mêmes, court-circuitant parfois les fédérations nationales.

L’imbrication des fédérations professionnelles des agents européens conduit à un certain huis clos administratif et participe à une forme de dépolitisation du processus législatif. Les argumentaires les plus efficaces sont ceux qui apparaissent dénationalisés, hostiles au protectionnisme, formulés de manière scientifique. Cet exercice de style imposé confère un avantage aux plus grandes fédérations au détriment des plus petites, des représentants des professions libérales ou des petites et moyennes entreprises. Ce travail d’influence est mené essentiellement sur la Commission européenne, en amont du processus législatif et, en aval, sur le « trilogue » (négociation finale entre le Conseil, le Parlement et la Commission), mais aussi lors de l’élaboration des règles de mise en application (par de multiples comités). La sollicitation du Parlement, plus politique et plus incertaine, n’intervient qu’en cas d’échec. Aussi le Parlement est-il surtout ciblé par des fédérations moins puissantes ou par d’autres groupes de la société civile, « porteurs de causes citoyennes ». Cette séquence est la plus visible – et parfois l’occasion d’une repolitisation et d’une renationalisation des enjeux –, mais le rôle du Parlement n’est en réalité qu’une courte parenthèse publique dans le long chemin de la production réglementaire.

Les « courtiers du capitalisme » jouent ainsi le rôle d’intermédiaires entre les lobbies et les fonctionnaires bruxellois. Ils sont les « agents par lesquels des opérateurs économiques dominants peuvent espérer jouer sur la structure juridique du marché et capter à leur profit les ressources bureaucratiques ». L’exercice de cartographie auquel se livre S. Laurens pointe en effet la dépendance de certaines entreprises (européennes ou nord-américaines essentiellement) aux ressources financières, normatives ou juridiques dispensées par les administrations européennes : accès aux marchés, aux financements, attribution de réseaux, d’autorisations. Les secteurs qui dépensent le plus en représentation sont sans surprise l’énergie, l’électronique, l’aérospatial, la chimie et la finance. D’autres entreprises dont le cadre d’activité est encore plus global investissent, quant à elles, davantage dans les chambres de commerce britannique ou américaine et dans des instances liées au dialogue transatlantique, afin de peser sur les législations de plusieurs continents.

Pour jouer un rôle toujours plus actif dans la coproduction de la norme, les fédérations professionnelles sont incitées à se doter de l’apparence de véritables instituts de recherche, à élaborer des stratégies d’enrôlement de la science, à susciter leurs propres « mouvements citoyens »… Le règlement sur les substances chimiques (Reach), adopté en réponse à la mobilisation des environnementalistes, est présenté comme un cas d’école. Reach impose aux industriels de faire la démonstration de la non-dangerosité de leurs produits. Sa mise en œuvre a suscité la création de l’agence chimique européenne, en charge du processus d’enregistrement des substances. C’est désormais autour d’elle que s’exercent les activités de lobbying, qui mobilisent un capital scientifique élevé. Avec 400 produits en moyenne à suivre par an et par agent, ce processus génère en réalité une véritable « asymétrie d’expertise » entre l’administration et les fédérations et échappe à nouveau au contrôle citoyen.

Mais si le secteur privé a acquis un tel poids à Bruxelles, ce n’est pas sur le dos de la Commission européenne. Bien au contraire. Selon l’auteur, cette dernière a fondé à sa naissance sa légitimité et son pouvoir vis-à-vis des États membres en partie au moyen d’une mobilisation des organisations patronales, participant ainsi activement à leur structuration. Pour la construction du marché unique, la Direction générale marché a ainsi créé, dans les années 1960, toute une série de groupes de travail chargés de produire l’information économique et statistique nécessaire sur l’état du marché communautaire, en étroite relation avec les organisations professionnelles. Cette interface directe s’est renforcée ensuite lors des négociations du Gatt (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) et avec la structuration de la Politique agricole commune. En favorisant la coagulation et la synthèse des positions des groupements professionnels à l’échelle européenne, la Commission s’assurait d’avoir les moyens de résoudre d’éventuelles dissensions entre les États membres. Les intérêts économiques ont, par conséquent, été les premiers à s’européaniser, avant ceux des salariés, des consommateurs, etc. La multiplication des réglementations a alimenté l’apparition de nombreuses fédérations industrielles spécialisées, amenant les associations patronales nationales à adhérer et à cotiser à de multiples forums. Ce coût d’entrée a inévitablement induit des inégalités d’accès aux institutions européennes.

En guise de conclusion, Sylvain Laurens s’interroge sur la solidité et les conditions d’une remise en cause de ce huis clos. En dépit du mouvement visant à renforcer le Parlement européen, les perspectives d’évolution lui semblent assez réduites, sauf à remettre fondamentalement en cause la centralité du pouvoir réglementaire de la Commission. Une option qui n’est pas vraiment au programme. Au contraire, le mouvement de coproduction des règles avec le secteur privé tend à se renforcer. Le sujet est à peine abordé, mais il s’institutionnalise plus formellement, avec l’agenda « Mieux réguler » et les dispositions intégrées dans les accords commerciaux en préparation en matière de coopération réglementaire. Ces initiatives visent à instaurer ce que la Commission appelle des « bonnes pratiques » : notification préalable des projets de régulation, recours obligatoire à des études d’impact, consultation des parties prenantes, droit de commenter les projets avant même le début du travail du législateur, etc. La capacité d’influence des fédérations patronales les plus puissantes sur l’élaboration de la loi s’en trouverait encore renforcée.

Mathilde Dupré
27 octobre 2016
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