Les limites sociales de la croissance
Fred Hirsch Les petits matins, 2016 [1976, trad. de l’anglais par Baptiste Mylondo], 352 p., 25 €Il est fascinant de découvrir un livre dont les idées sont encore plus pertinentes aujourd’hui qu’elles ne l’étaient lors de sa parution en 1976. L’auteur, certes, évoque peu l’écologie. Il écarte même explicitement la question des limites environnementales de la croissance. Mais cette restriction lui permet de traiter de manière approfondie des limites sociales du modèle libéral. L’axe principal de son argumentation est que, dans les sociétés qui ont atteint un certain niveau de développement matériel, les individus consacrent une part croissante de leurs efforts et de leurs ressources à l’acquisition de « biens positionnels » dont l’on ne peut jouir qu’au détriment d’autrui. Alors que l’économie de marché est considérée par les économistes comme un jeu à somme positive, on s’oriente de plus en plus vers des « jeux à somme nulle », où ce que l’on gagne individuellement se traduit par des pertes collectives qui réduisent d’autant la réalité de nos gains : « dans le secteur positionnel, chacun court après les autres, mais, alors que la course s’allonge, la récompense, elle, reste désespérément la même ». Les exemples abondent : des phénomènes de congestion du trafic automobile à la dégradation des paysages sous l’effet du développement des résidences secondaires, sans oublier les dépenses éducatives liées à l’intensification de la compétition sociale. Qui plus est, celle-ci a des effets systémiques délétères sur la société, nécessitant de nouvelles dépenses (les « regrettables nécessités »), par exemple pour se protéger de la délinquance. Cette compétition, enfin, consomme toujours plus de ressources et accroît les inégalités. Tout cela, bien sûr, n’est pas pris en compte dans la représentation dominante de la richesse économique : « Les défauts de la production économique résultant de la compétition économique n’apparaissent pas dans la comptabilité nationale et il n’existe aucun moyen de les prendre en compte. » La plupart de ces thèmes ont été repris sous des formes voisines à partir des années 1980-1990, mais le livre de Fred Hirsch en donne une formulation particulièrement limpide. Celui-ci ne croit pas que l’interventionnisme étatique et les politiques économiques keynésiennes fournissent la solution miracle, car les défauts de la bureaucratie ne sont pas moins dirimants que ceux du marché. D’où un constat pessimiste (« L’analyse faite ici n’est porteuse d’aucune prescription claire et immédiate ») qui débouche in fine sur un appel au sens moral et à la religion, teinté d’utilitarisme, moins inhabituel dans le monde anglo-saxon qu’il ne l’est en France : « Dans le christianisme, l’altruisme tient une place particulièrement importante. L’idée défendue ici est que, s’il répond sans conteste à des impératifs religieux, cet altruisme permet aussi d’assurer un degré de coopération sociale indispensable à la poursuite d’objectifs égoïstes. »
7 septembre 2016