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La finance peut-elle être au service de l’homme ?

Pierre de Lauzun Desclée de Brouwer, 2015, 220 p., 18,90 €

Voici un livre qui s’avèrera indispensable pour comprendre une situation de « crise durable » ! Pour une fois, les réponses à cette question de grande actualité sont traitées par un auteur qui remplit les deux pré-requis. Une réelle familiarité avec les outils et les milieux de la finance globale, mais aussi une maîtrise des concepts philosophiques et spirituels qui sous-tendent nos civilisations, qu’elles soient de traditions occidentales ou orientales, qui permet d’identifier les divergences à l’origine des conflits actuels des mentalités et des comportements, y compris générationnels. Pierre de Lauzun a commencé à œuvrer au Trésor, puis à l’Ambassade de France aux États-Unis, avant d’exercer des fonctions opérationnelles dans les secteurs de la banque et de l’assurance.

La finance peut-elle être au service de l’homme ? est organisé en quatre parties, progressant de « L’économie au service de l’homme ou la recherche du bien », vers l’« Au-delà du calcul financier, le don, l’action publique », en passant par l’étape nécessaire : « Une finance au service de l’homme, les préalables », éclairant les réponses possibles à la question centrale : « Moraliser la finance ? » D’entrée de jeu, Pierre de Lauzun considère le marché comme un « bien commun » dont le bon usage exige une articulation permanente entre morale individuelle et règles collectives. Ces règles collectives doivent, à ses yeux, émaner principalement de professionnels susceptibles d’élaborer des normes et des valeurs, dont la pertinence résiste à l’épreuve du temps et des divergences culturelles. Elles reposent, pour les métiers financiers, sur les notions de rendement attendu, lequel ne saurait être dissocié des risques explicitement décrits pour chaque type de transaction. Parmi les limites à fixer aux jeux des marchés financiers, l’une des principales concerne les objets mêmes des transactions : tout n’est pas achetable.

Le fonctionnement actuel des marchés néglige la plupart des « externalités négatives ». Pierre de Lauzun rappelle aussi les dommages engendrés par les différentes formes de pollution, réelles ou potentielles. Cette lacune, parmi bien d’autres, fausse systématiquement les valeurs des actions, obligations et autres supports financiers, objets des transactions de marchés. Les détenteurs finaux de ces actifs (assurances, fonds de pension, fonds souverains…) apparaissent ici, par leur laxisme et leur désinvolture, largement responsables de multiples dysfonctionnements, que les appels à conformité ne corrigent qu’à la marge. Les apparences de respectabilité s’avèrent n’être le plus souvent que de simples alibis, nourris par le cynisme à peine dissimulé de certains bénéficiaires « médiatiques » de ces pratiques.

Pierre de Lauzun propose plusieurs recommandations pour sauver le « soldat Finance », posté, parfois malgré lui, aux avant-postes de la globalisation. Le financier est de fait soumis à des contraintes simultanées – aujourd’hui « insoutenables » – de temps et de rendement. La principale piste consiste à responsabiliser concrètement les acteurs financiers en privilégiant, de façon transparente pour tous, les conséquences humaines par rapport aux enjeux financiers à court terme. Cette inversion de perspective implique une priorité au long terme au détriment du règne universel du profit immédiat. Elle « démonétise » les pratiques abusives de l’endettement, public ou privé, en faveur des investissements en fonds propres, notamment sous forme d’actions pour les entreprises. Le recours en temps de crise à la « fair value » (« valeur de convenance » en bon français, utilisée en cas d’absence de liquidité du marché), amène l’auteur à rappeler l’importance d’une comptabilité fiable. L’utilisation inconsidérée des produits dérivés, détournés de leur objet initial ou à finalité scandaleuse (de type CDS, spéculant sur la ruine du débiteur), exige la mise en place d’un arsenal à base d’éthique professionnelle « sanctionnable ». Ces dispositifs de contrôle doivent permettre de déceler, en temps utile, les dysfonctionnements potentiels souvent ignorés.

À propos des questions de régulation, P. de Lauzun épingle les compromis qui esquivent aujourd’hui, en vertu d’un consensus transnational flou, les véritables problèmes des institutions financières. Ainsi fait-il observer qu’un « compartimentage » (les assureurs utilisent le terme de « cantonnement ») des différentes activités permettrait de séparer le bon grain de l’ivraie, renvoyant aux seuls spéculateurs de métier les risques financiers aberrants qu’ils exportent sans vergogne. Si les paradis fiscaux ne sauraient plus être tolérés, Pierre de Lauzun doute de la légitimité et de l’efficacité des superstructures transnationales de type G20, Fonds monétaire international ou Organisation mondiale du commerce. La régulation transnationale d’aujourd’hui ne peut nourrir qu’une ambition limitée, trop sensible au lobbying de circonstance. C’est finalement sur la morale subjective peu contrôlée de chaque opérateur que repose la solidité du système financier international en période de globalisation accélérée ! L’auteur termine, pourtant, par quelques notes d’espoir sur l’investissement socialement responsable, l’économie du don et la finance solidaire.

L’essentiel de ses conclusions tient en huit points :

- Les fonctionnements des marchés financiers dépendent d’abord du système de valeurs dominant ; régulations et sanctions ne pouvant modifier qu’à la marge les comportements des opérateurs, eux-mêmes tributaires de leur morale subjective.

- Les appels à des comportements éthiques ne sont recevables par les professionnels qu’à partir de compétences de la part des auteurs de normes.

- La plupart des erreurs et falsifications affectant les marchés financiers proviennent d’une mauvaise maîtrise, intellectuelle et comportementale, du temps et de sa modélisation stochastique. (Les exemples issus de l’abus insensé de produits dérivés et de leurs effets de levier sont multipliés à l’envie).

- Ces errements perdurent grâce à des inventions diaboliques de type « juste valeur », permettant d’occulter sur la longue durée les problèmes de liquidité.

- La désinvolture des investisseurs finaux (fonds de pension, compagnies d’assurances, fonds souverains…) débouche sur de graves désordres de gouvernance autorisant, en particulier, des rémunérations déconnectées des performances réelles et des talents effectifs.

- Ces constats imposent l’identification et le contrôle permanent des diverses responsabilités opérationnelles au sein du secteur financier, mettant en cause comportement, mentalité et loyauté des acteurs de chaque niveau : là est le vrai rempart contre les dysfonctionnements « durables » des marchés.

- La pire des évolutions consisterait dans la perte de la maîtrise des marchés financiers globalisés, incapables de se réformer par eux-mêmes, bien qu’indispensables, en tant que « bien commun », au développement de l’économie mondiale en termes de liquidité, d’évaluation et d’affectation des capitaux. Ce serait le triomphe du « shadow banking » (en d’autres termes, de la finance maffieuse).

- Une approche en faveur de la maîtrise des risques financiers condamne les excès actuels d’endettement public et privé et doit favoriser des investissements en fonds propres pour les entreprises, au service simultané de l’innovation, de l’emploi et de la redistribution des revenus…

Je formule plusieurs suggestions pour prolonger les réflexions de Pierre de Lauzun. Il conviendrait :

- d’imposer l’éthique financière et le contrôle interne dans les cours de finances de marché : elle fait aujourd’hui cruellement défaut, dans les universités comme dans les écoles de commerce ;

- de développer le droit international de la réparation reposant sur l’identification précise des chaînes de responsabilité au sein des groupes financiers : « le civil doit tenir le pénal en l’état » et non l’inverse ;

- de concentrer les sanctions pénales non plus sur les personnes morales, mais sur les personnes physiques responsables, qui survivent professionnellement aux pires scandales… ;

- d’adapter les modalités de l’arbitrage international aux exigences réalistes de réparations indemnitaires, à la hauteur des dommages réels affectant les différentes parties prenantes, grâce à une expertise financière indépendante ;

- de refonder la gouvernance sociale des fonds de pension et des autres investisseurs de long terme, à partir de normes comptables internationales et d’une réappropriation de leurs finalités essentielles.

« Une économie n’est pas tenable à terme sans morale collective et personnelle, au sens large du terme, sans système de valeurs fondé moralement, y compris de valeurs fondamentalement altruistes. » (Pierre de Lauzun)

Pour aller plus loin

Gérard Valin
3 février 2016
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