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La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014)

Alain Supiot Fayard, 2015, 512 p., 22 €

Notre temps serait victime de « quantophrénie », de confiance immodérée et presque monomaniaque dans l’abstraction de chiffres et de nombres devenus le langage dominant de l’agir politique. C’est ce qu’Alain Supiot entend démontrer dans ce cours au Collège de France déployé sous un double horizon scientifique et militant. Il s’agit, en effet, à travers une fresque qui nous fait remonter jusqu’à l’Antiquité, de souligner la permanence du rêve d’« harmonie par le calcul », d’un gouvernement « scientifique », d’une pure administration des choses, enfin émancipés des délices et poisons de la passion politique. Mais cette vaste recherche poursuit un autre but qui se révèle être son vrai mobile : faire ressortir les impasses et contradictions d’un mode de gestion qui, sous couvert d’impersonnalité réputée libératrice des individus, finit par ressusciter les « liens d’allégeance » dont on se pensait définitivement préservés.

Au cœur du propos, une conviction : l’actuelle crise de l’État-providence est, à son principe, un moment de basculement du gouvernement par les lois dans la gouvernance par les nombres. Entre les deux modèles, il y a bien un point commun : le recours à des notions générales et impersonnelles (la loi, les nombres). Mais la différence l’emporte de beaucoup. Pas de « gouvernement » sans maîtrise d’un gouvernail, qui imprime à l’action son orientation et son allure sous l’horizon fixé. La loi y exprime un choix de valeurs porté par un souci de justice. D’où la centralité du droit comme langage d’un projet où la volonté politique est au service de plus grand qu’elle, droit à la fois antérieur et supérieur. Comme y insiste l’auteur, la verticalité et une certaine forme de transcendance charpentent cette approche. Au temps de la « gouvernance 1 » au contraire, plus de vrai gouvernail mais des mécanismes d’ajustement en fonction d’indicateurs qui déterminent la marche à suivre. Dans le premier cas, le navire filait sous le cap choisi ; dans le second, on s’en remet plutôt à des outils, plus ou moins automatiques, afin de préserver ou de retrouver l’équilibre naturel des choses, c’est-à-dire le plus souvent du marché, par des mesures de légitimité « scientifique ». C’est « l’utopie d’un monde plat, tout entier régi par les forces immanentes du marché ». Si la loi n’y disparaît pas, on la voit ployer sous l’impératif d’utilité.

Le projet de « gouvernance par les nombres » n’est en rien nouveau. Dès l’Antiquité, Pythagore affirmait déjà haut et fort que « tout est arrangé par les nombres », qu’ils sont la clé d’accès à l’ordre divin du monde, une conviction partagée par Galilée et tant d’autres, dont Gödel qui croyait ferme à la réalité physique des idées mathématiques. Ces nombres seront ramenés sur terre par le positivisme et son rêve d’avènement d’une technocratie marquant la « fin du politique 2 ». Un rêve libéral qui finira par inquiéter Comte lui-même, pourtant fervent de technocratie, mais aussi un rêve communiste qui fera dire à Lénine : « C’est le départ d’une époque très heureuse où l’on pratiquera de moins en moins de politique, […] où ce sont les ingénieurs et les agronomes qui auront la parole ». De quoi accréditer l’ambition babélienne d’une langue commune qui finira par accompagner la globalisation et le marché total.

Tout a commencé dans le secteur privé par une extension constante de la calculabilité, des opérations de fabrication à l’ensemble de la gestion, y compris dans son volet social, avec prolifération des indicateurs sur des tableaux de bord de plus en plus sophistiqués. De proche en proche, le mouvement a gagné la société tout entière, sans épargner l’État : depuis l’application des calculs de probabilité à la vaccination, par exemple, ou le développement des assurances fondées sur le calcul actuariel, jusqu’à l’extension, à partir de la décennie 1960, à la gestion publique3 et, à l’échelon européen, à l’obsession des déficits budgétaires sous la barre des 3 %.

Le problème ne tient pas, en soi, à l’usage de ces instruments de mesure d’efficacité, y compris dans le secteur public. Il résulte bien plutôt de la surestimation de leur rôle et de leur statut. De moyens d’aide à la décision, ils sont devenus des fins impérieuses sans souci de la réalité qu’ils sont supposés exprimer et organiser. Ce que dénonce Supiot, c’est précisément la complète déconnexion entre les chiffres et la réalité, dont le traitement de la crise grecque fournit une terrible illustration. Le nouveau dogme doit être mis en œuvre quoi qu’il en coûte, même si ses effets se révèlent contreproductifs, voire désastreux.

Le monde professionnel, que connaît bien l’auteur – spécialiste de droit du travail – est un observatoire de choix de cette évolution. Avec la fin du compromis fordien, l’économique a reconquis la pleine maîtrise du jeu au prix d’un « démantèlement » du droit. Les salariés ont certes gagné en latitude du fait des nouvelles technologies, mais si la subordination ne s’exerce plus dans le quotidien du travail, elle s’est déplacée sur son horizon, celui des objectifs chiffrés à réaliser. Conséquence : les managers ne voient plus le travail dans sa réalité, au demeurant de plus en plus atomisée suite à l’effondrement du collectif. Du fait de l’individualisation, on assiste à la montée en puissance, à tous les niveaux, des phénomènes d’allégeance personnelle, de dépendance, dans lesquels l’auteur discerne une résurgence du modèle féodal.

Une belle réflexion sur la politique et le droit parfois guettée par la tentation de vouloir avoir trop raison. Et une interrogation non soulevée : au fond, cette hégémonie des nombres dans leur impassible froideur ne serait-elle pas aussi une manière pour nos sociétés contemporaines d’évacuer la question de la mort, de faire comme si le risque lié au choix politique pouvait être presque éliminé ?





1 Voir également le récent livre d’André-Jean Arnaud, La gouvernance. Un outil de participation, LGDJ, 2014.

2 On s’étonne de l’absence de mention du livre si éclairant de Pierre Birnbaum, La fin du politique, Seuil, 1975.

3 Avec la « rationalisation des choix budgétaires » (RCB) annonçant le New public management et sa traduction emblématique dans la loi organique relative aux lois de finances, l’ONDAM (Objectif national des dépenses d’assurance-maladie).

Jacques Le Goff
20 novembre 2015
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