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La double impasse. L’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand

Sophie Bessis La Découverte, 2014, 240 p., 19 €

Le postulat de départ est clairement posé. La société de consommation, qu’on l’appelle dictature marchande ou civilisation technique, s’est emparée du monde : « Prométhée s’est placé au service de Mercure, dieu du commerce et des voleurs. » Mais sa suprématie est problématique à long terme : les ressources naturelles sont limitées alors que s’accroît le nombre de consommateurs. Parallèlement, « les troupes du Dieu unique, qui ordonne et punit, veulent replacer le monde sous sa coupe » : identifiée par Sophie Bessis à l’obscurantisme d’un autre âge qui revendique le monopole de la violence, la domination de la religion se trouve tout aussi contestée. À cette double impasse, marchande et religieuse, l’auteure voit une échappatoire dans « le printemps arabe ». « Laboratoire des enjeux d’aujourd’hui », le monde arabe serait, de son point de vue, le lieu d’éclosion de « la fin d’un ordre ancien », susceptible d’apporter au monde le remède à tous ses maux : l’« universel profane ».

L’ambition est vaste. Pour en convaincre le lecteur, l’auteure, journaliste et historienne franco-tunisienne, commence par dresser le bilan d’une économie marchande qui ne vit que pour le profit, en écrasant les pauvres. Un modèle qui n’est pas généralisable, même si la terre entière aspire au mode de vie qu’il propose, tout en détestant ses promoteurs américains. Mais il convient d’opérer une différenciation, qui se réalisera non pas dans le champ de la consommation, mais dans celui de la culture et des frontières qu’elle érige : identité et religion en sont les marqueurs les plus significatifs. Car l’uniformisation de la mondialisation secrète une quête identitaire, et ces nouvelles frontières tiennent à distance ceux qui menacent l’opulence du Nord. Elles s’arriment à une pseudo-culture religieuse qui donne son identité au Sud – à commencer par le « laboratoire arabe » où se fabrique une version de l’humanité post-moderne. La querelle des universaux qui en résulte a pour enjeu la compréhension et l’appropriation de la démocratie : les universaux de la modernité ne pourront se réaliser qu’à la condition de « se déprendre à la fois du religieux et de l’injonction marchande globalisée ».

La deuxième étape de la démonstration se concentre sur les révolutions et contre-révolutions du monde arabe. Le parcours est ici des plus classiques, rappelant l’espérance déçue de la modernité démocratique récupérée par des modernismes autoritaires. Sophie Bessis en attribue la responsabilité à la religion, identifiée à la nationalité et devenue source de légitimation aussi bien pour les Arabes que pour les Occidentaux. Les tentatives pour se libérer de ce carcan n’ont guère réussi à « l’islam des Lumières » de la période andalouse (VIIe-XIIIe siècle), non plus qu’au christianisme opposé aux Lumières du XVIIIe. L’auteure pointe la place faite au patriarcat et à l’assignation sexuelle (des marqueurs pour les religions ?), incompatibles avec la liberté, dont l’ultime aboutissement est la laïcité (à la française).

Autour de cet enjeu se déclinent alors toutes les stratégies, les régimes laïcs arabes n’ayant fait qu’illusion. On retrouve ici pêle-mêle les révolutions conservatrices du modèle turc, les dictatures de type iranien ou les fondamentalismes d’État qui ouvrent la porte aux violences djihadistes. Dans ces conditions, les révolutions arabes ne peuvent être qu’ambiguës, rapidement récupérées par les fondamentaux que constituent l’islamisation de l’État et celle des comportements (en particulier par le statut des femmes). De nouvelles fractures apparaissent alors, marquant la fin des convergences islamo-modernistes. Elles s’expriment dans l’opposition entre un nouvel islam transnational et exclusif (incarné dans le fondamentalisme wahhabite) et les islams locaux des confréries (notamment au Maghreb). Le rejet des dictatures n’implique pas nécessairement une avancée démocratique, la volonté de conquérir les libertés publiques allant parfois de pair avec le refus des libertés privées. Sophie Bessis y voit un signe de l’inachèvement du processus d’individuation. Reste que l’irruption de la société au cœur du politique, dont témoignent les « printemps » de 2011, amorce peut-être une transition qui finira par reconnaître le droit de cité à l’individu, et tout particulièrement aux femmes et aux jeunes.

La dernière partie du livre traite du regard porté par l’Occident sur l’évolution du monde arabe. Un regard caractérisé par l’ambiguïté et la contradiction, exprimant tout autant l’admiration pour les révolutions arabes et la déception de les voir récupérées, que l’insatiable avidité d’un système financier qui ignore les droits humains. Les hésitations qui président aux relations avec la Syrie en sont l’illustration, comme les liaisons douteuses avec le Qatar et l’Arabie saoudite. L’auteure dénonce ici le triomphe du « différentialisme » en Occident, qui met des barrières infranchissables entre soi et l’autre, et fait de la pluralité une matrice de l’inégalité. Ce différentialisme exclut les universaux qui seraient capables de le transcender et conforte le retour aux clichés coloniaux d’un islam borné et irréformable, voué à la misère et à la marginalisation. L’auteure en attribue la cause à une confessionnalisation de la sphère politique en Occident dans son rapport au monde arabe. Il en résulte l’enfermement d’une Europe prise au piège de la vision d’une culture archaïque, qui se nourrit de l’amalgame islam = musulman = islamisme. Le racisme anti-arabe ou anti-musulman s’est mué en islamophobie.

En conclusion, Sophie Bessis parle de « liberté orpheline » et relève une fois encore la centralité de l’invariant religieux, devenu le ciment de l’appartenance. La confessionnalisation des politiques publiques par les pays occidentaux fait à son tour le jeu de l’islam identitaire. Il importe à ses yeux de sortir du multi-confessionnalisme pour entrer dans le multi-culturalisme, ce qu’aucun pays arabe (comme la Tunisie) ou musulman (la Turquie) n’est disposé à faire. Parallèlement, les sociétés libérales occidentales, renonçant aux universaux qui avaient justifié leur supériorité et ayant peur de froisser les convictions des minorités au pouvoir, renforcent le néo-fondamentalisme islamique à leur propre détriment et au détriment des populations asservies. Estimant que l’islam est modéré lorsqu’il adhère à la société mondiale de marché, elles récusent les véritables modernistes du monde arabe, jugés non représentatifs. D’où la question décisive : le monde arabe sera-t-il capable de se libérer en instaurant chez lui le véritable universel ? Telle est la tâche que lui assigne l’auteure, tout en avouant son scepticisme au vu des contradictions et des régressions des sociétés considérées.

Le parcours suivi par Sophie Bessis est instructif, il apporte des arguments forts à un débat qui touche à l’avenir de notre monde. Mais le projet est ambigu et contestable par son ampleur. Car le débat est ici circonscrit au seul monde arabo-musulman dans sa relation aux seules sociétés dites libérales. Et même s’il faut s’en tenir à l’islam, pourquoi exclure les pays asiatiques qui réunissent le plus grand nombre des musulmans de la planète ? Il en va de même du fondamentalisme religieux, limité de façon arbitraire à l’islam arabe (sans que ses composantes sunnites, chiites et autres soient spécifiées) et à des allusions bien rapides à quelques formes du christianisme européen (sans que ses variantes catholiques, protestantes et autres soient distinguées).

Il apparaît aussi que si l’auteure éprouve de sérieux ressentiments à l’égard de toutes les religions, elle témoigne d’une certaine acrimonie, au risque d’ignorer finalement ce qu’est une démarche religieuse. « Les deux fondamentalismes qui ont prospéré sur le terreau de la modernité disent tous deux, et c’est l’essentiel, que le destin des hommes est d’obéir à des lois indiscutables, l’une révélée par Dieu, l’autre par un dogme économique lui aussi érigé en théorie » (p. 223).

On retiendra les apports novateurs de Sophie Bessis pour la connaissance de l’islam dans son évolution récente. Le monde arabe peut-il passer pour autant pour le laboratoire du monde, même s’il est à l’origine de troubles majeurs dans les relations internationales ? À ce titre, l’évolution de la Tunisie depuis 2011 constitue un encouragement, même si ce livre semble plutôt pessimiste sur l’avenir démocratique du monde arabe et, au-delà, de l’ensemble du monde musulman.

Sylvain Urfer
27 avril 2015
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