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Qui a peur des philosophes ?

Fabienne Brugère et Élodie Maurot Bayard, 2014, 196 p., 18€

Invitée en mars dernier à l’occasion d’une journée des délégués de la pastorale familiale de l’Église de France, Fabienne Brugère a suscité une vive polémique. La présence de cette spécialiste du care faisait débat : il ne serait pas bon d’être féministe et proche des théories du genre selon certains catholiques. Face à une contestation dont l’ampleur reste difficilement mesurable, le Conseil Famille et Société décide d’annuler la venue de la philosophe. Le calme revenu, les éditions Bayard proposent à Fabienne Brugère de vivre ce dialogue qui a été éludé. Mené par la journaliste Élodie Maurot, celui-ci permet au lecteur d’explorer sa pensée au fil des questions. La conversation débute naturellement par un retour sur l’« affaire » qui selon Fabienne Brugère trahit une ignorance de ce qu’est la philosophie : une discipline qui ne fait qu’interroger et mettre en doute les certitudes. « Quand on est heurté, il y a deux solutions. Soit on s’ouvre et on fait quelque chose de la pensée que l’on rencontre. […] Soit, au contraire, on se ferme totalement, parce que cela déstabilise trop […]. C’est ce qui est arrivé. » C’est l’ouverture que propose ce livre. Élodie Maurot nous emmène donc à « ce débat sur le care qui n’a pas eu lieu ». Le care, au-delà du soin, signifie la promotion de nouveaux partages des richesses, d’une redistribution des activités. Il appelle aussi à revisiter la place de l’État. C’est une aide à penser la société que nous construisons. A propos du care arrive très vite naturellement la question de la vulnérabilité et de son acceptation. Comment lui donner du sens, agir et exister avec ? En réponse à Élodie Maurot la philosophe met en perspective le care et le christianisme. Le care est une théorie minimaliste qui part d’un questionnement éthique du « prendre soin ». Mais dans cette possibilité d’une conduite juste, centrée sur l’entraide ou la solidarité, croyants et non-croyants peuvent se rejoindre. L’autre n’est pas l’objet du soin. Il est celui à qui il faut laisser le temps d’être et d’agir, avec lequel se construit une relation d’altérité, si centrale dans la religion chrétienne. La conversation passe du care au genre. Non pas la théorie du genre mais des théories. Le paysage des réflexions que présente Fabienne Brugère est bien plus diversifié que ce à quoi on le réduit souvent ; allant au-delà (s’entrechoquant même) des propos de l’Américaine Judith Butler, avec qui Fabienne Brugère s’est vu reprocher une trop grande proximité. Le dialogue questionne sans crainte la sexualité dans ce qu’elle a de plus politique ou de plus normatif. Il conduit le lecteur à naviguer dans la complexité de l’individualité, dans sa part de vulnérabilité comme de puissance. Et c’est toute la réussite de ce livre. La justesse des questions posées laisse libre le lecteur de rejoindre ses propres interrogations, préférant au débat passionnel le dialogue franc et respectueux. La question posée par le titre de l’ouvrage appelle non plus une réponse d’exclusion mais un changement de regard sur le débat public. Il n’y a ni grand méchant loup (les penseurs contemporains ?), ni petits cochons (les catholiques ?). Ce dialogue est une pierre pour la route d’une Église qui se veut conversation.

Martin Monti-Lalaubie
22 décembre 2014
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