Contre-histoire du libéralisme
Domenico Losurdo La Découverte, 2013 [trad. Bernard Chamayou], 390 p., 25 €Davantage qu’une nouvelle histoire de la pensée libérale, Domenico Losurdo propose dans ce livre un déplacement : restituer le « libéralisme en tant que mouvement, et les sociétés libérales dans leur réalité concrète » (p. 8). Car derrière l’irénisme d’une philosophie des libertés individuelles, farouchement opposée à tout abus de pouvoir, se cachent des rapports de pouvoir légitimement assumés en tant que tels. Ainsi en va-t-il de l’esclavage colonial, une appropriation légitime scellée par les constitutions libérales dans les sociétés anglaise et américaine des XVIIIe et XIXe siècles. De même en va-t-il de la discrimination raciale, pilier de la transformation du corps du colonisé en marchandise. Idéologie de bourgeois propriétaires, le libéralisme a promu et soutenu, en plus de la division sociale, la racialisation de l’ordre social. Emboîtant histoire sociale et histoire des idées, pour reprendre le mot de Walter Benjamin, le livre relit ainsi l’histoire du libéralisme « à contre-poil », tout en réagissant à une interpellation critique du présent. Que veut dire aujourd’hui être « libéral » ? Le pari de Domenico Losurdo est de trouver une partie de la réponse dans le fonctionnement des sociétés libérales des XVIIIe-XIXe siècles, forgées par la pensée de Locke, Hutcheson, Smith, Mill, Calhoun. Ce pari peut toutefois frôler l’anachronisme et le procès intellectuel. Un certain nombre de « traits » des sociétés analysées dans le livre ne se rattachent au libéralisme que par un fil très ténu. Intenter un procès cohérent et structuré à une tradition intellectuelle extrêmement polyphonique, à l’image de la pensée d’Alexis de Tocqueville ou, au XXe siècle, d’Hannah Arendt, peut conduire à des simplifications. C’est ici que la finesse du travail de l’historien peut enrichir cette étude, sans rien lui enlever de sa perspicacité critique.
4 avril 2014