Les corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe et XIXe siècles
Grégoire Chamayou La Découverte/Poche, 2014 [2008], 221 p., 14,50 €« Fiat experimentum in corpore vili. » Expérimenter sur des corps vils : tel est le précepte caché de la médecine moderne. À travers une enquête sur les dispositifs expérimentaux mis en place entre le XVIIIe et le XIXe siècle, le philosophe Grégoire Chamayou décrypte une relation perverse entre savoirs positifs et rapports de pouvoir. La progression de la connaissance médicale n’a été possible qu’au prix de la production d’un matériau humain d’expérimentation considéré de « peu de valeur » : condamnés à mort, détenus, orphelins, prostituées, internés, paralytiques, colonisés. Ces catégories, réunies par une commune stigmatisation, doivent être « traitées » afin de devenir disponibles pour la science. Aux techniques médicales d’acquisition du savoir correspondent ainsi des technologies d’avilissement chargées d’inférioriser les sujets de l’expérience. L’histoire de la médecine devient ainsi un terrain privilégié pour aborder conjointement l’étude des subjectivités avilies (comme cas de figure des subjectivités subalternes) et pour repenser le protocole d’une philosophie morale et politique critique, interrogeant son rapport à la technique, au droit, à la violence. Des expériences sur les corps des condamnés à l’inoculation de la variole, du contrat d’assistance-essai à l’expérimentation coloniale, c’est à une contre-histoire de la science médicale, et plus généralement à une contre-histoire des sciences et des techniques, que nous invite Grégoire Chamayou. Derrière les contorsions invisibles des corps vils, l’on entend le bruissement d’une philosophie du progrès et de la raison passée au crible du questionnement biopolitique de Michel Foucault : l’expérimentation médicale résonne ainsi avec le gouvernement des populations, l’acquisition des corps à des fins scientifiques avec la traçabilité contemporaine.
25 mars 2014