Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ?
Denis Merklen Presses de l’Enssib, 2013, 350 p., 39 €D’abord un constat paradoxal : les bibliothèques, comme les « banlieues », brûlent. Soixante-dix bibliothèques ont été incendiées en France entre 1996 et 2013, principalement dans des quartiers populaires. Malgré l’ampleur du phénomène et sa recrudescence depuis trente ans, l’espace public, d’abord sous sa forme médiatique, peine à s’en saisir.
Quand le phénomène est évoqué dans les médias ou dans l’espace politique, il est toujours référé à la violence aveugle, à la fois naturelle et sociale, des classes populaires dans les « quartiers sensibles ». Cependant, le qualificatif de « violence » partagé par les analystes, les élus et les acteurs des institutions culturelles vandalisées, ne fait que déplacer les enjeux de l’énigme. Ramener tout vandalisme, tout acte incendiaire, toute caillassade à la « violence sociale », fourre-tout médiatique et concept extrêmement flou en sciences sociales, dédouane le sociologue d’un devoir explicatif, tout en instituant une barrière étanche entre « nous » et « eux » : « eux », les classes populaires, les habitants des banlieues, inévitablement violents, déraisonnables, animaux. Le geste incendiaire, difficile à décoder, devient alors la preuve tangible d’une démonstration établie ex ante, qui condamne depuis le XVIIIe siècle la parole populaire à l’inaudibilité, au crime, à la déraison. Reléguer des pratiques – aussi nuisibles soient-elles – dans la boîte noire de la « violence sociale », c’est leur dénier toute intelligibilité sociologique.
Sociologue des classes populaires, Denis Merklen s’attaque à ce paradoxe avec perspicacité, en déconstruisant une certaine langue de bois journalistique et scientifique à l’aide d’une enquête agençant histoire sociale de l’habitat populaire et observation ethnographique des pratiques se déployant autour de l’événement « incendie de la bibliothèque ». Il en résulte un panorama complexe, où la bibliothèque s’apparente à un point de convergence de plusieurs sources de conflit social et, par-là, à une institution politique.
De la violence aux bibliothèques à la violence de l’écrit dont les bibliothèques sont le « temple sacré » donc. Violence indissociablement symbolique et sociale. Si les actes incendiaires renvoient à des raisons d’agir, aussi fragiles soient-elles, celles-ci se nichent dans les rapports ambivalents et contradictoires que les classes populaires entretiennent avec la culture écrite, porteuse d’espoirs et d’injonctions d’ascension sociale difficilement réalisables. La bibliothèque, « temple de l’écrit », s’apparente ainsi à un lieu de cristallisation du conflit social dans les quartiers populaires : d’une part, en tant qu’institution peinant à assurer l’intégration sociale, la bibliothèque grossit les files des institutions en déclin, à l’instar de l’école ou des instances de socialisation politique et militante ; d’autre part, la bibliothèque en tant qu’espace social héberge une tension entre segments des classes populaires aux trajectoires fort différentes (entre employés publics, travailleurs sociaux et usagers) ; enfin, la bibliothèque, en tant qu’institution symbolique, cristallise un conflit porté par l’écrit et son système normatif. L’écrit, norme qui partage tout en se parant d’universalité, porte l’empreinte de la reproduction sociale. La force de l’arbitraire des classes dominantes, naturalisée dans l’écrit, transforme une barrière sociale en barrière symbolique : les classes populaires perçoivent ce processus pervers comme une des causes majeures de leur détresse sociale, mais elles n’ont pas les moyens de le transformer en parole structurée, ou de le retourner en leur faveur. L’incendie revêt alors les allures du « cri », faute de possibilités de construire une parole publique, dans une situation sociale marquée du sceau de l’incommunicabilité.
À partir de ce panorama, Denis Merklen se garde d’adopter une position purement misérabiliste sur le rapport des classes populaires à la culture : plusieurs passages rendent compte d’une créativité, d’une autonomie, d’une volonté d’organisation culturelle des classes populaires, dont témoigne la floraison d’« intellectuels populaires » en quête d’une nouvelle parole publique. Cet aller-retour entre domination et résistance, entre omniprésence de la violence et travail sur les codes mêmes de la « naturalité » d’une telle violence, est le principal apport de ce livre à une sociologie du conflit digne de ce nom.
Federico Tarragoni
20 février 2014