Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site

[Film] Le chant de la fleur

Jacques Dochamps et José Gualinga Belgique, 2013, 61 min

Un fleuve ou une rivière, à l’aube, au cœur de l’Amazonie équatorienne ; une pirogue y glisse lentement. Le premier plan donne le ton du documentaire, tout de justesse et d’intensité. Puis Don Sabino, un vieux chaman sarayaku, explique : « Il y a bien longtemps, les Anciens ont exploré ce chant dans leur vision. Ils l’ont transmis à nous les yachaks. Ce chant a cinq cents ans, même plus. » Assise près de lui, sa femme complète : « Dans les visions des yachaks (…), l’âme du chant de la fleur est un arbre. » C’est un bout de ce chant que le film nous offre en partage, dont l’essentiel reste sur le territoire sarayaku. Il nous introduit au sein d’une communauté, d’un peuple quechua, et à sa longue lutte pacifique pour conserver son intégrité face aux incursions du secteur pétrolier1.

Deux personnages d’exception servent de passeurs : Sabine Bouchat, d’origine belge, établie à Sarayaku depuis vingt-cinq ans, et son époux, le président des Sarayaku, José Gualinga. Celui-ci résume le problème qui se pose depuis des années : « Comment peut-on attirer l’attention du monde, alors que nous ne sommes que 1 200, avec tous les problèmes qui existent déjà dans le monde ? 1 200 personnes perdues dans la forêt, qui va faire attention à leurs problèmes ?2 » D’où cette idée, littéralement visionnaire, à peu près impossible, de la « Frontière de vie » : ceindre leur territoire – quelque 135 000 d’hectares de forêt primaire – d’arbres à fleurs. Cette frontière doit être visible du ciel, marquant matériellement et symboliquement le territoire sarayaku. Le projet doit mobiliser la population et avoir en même temps une portée internationale. Comme l’explique l’un des Sarayaku creusant la terre de sa machette pour y  planter une essence d’arbre rare : « C’est une manière de visualiser les rêves et les désirs de Sarayaku », de « montre[r] au monde toute la vie qui existe ici, les fleuves vivants, les montagnes vivantes. » Malgré les dangers et difficultés d’une telle entreprise, bien évoqués dans le film, près de 500 kilomètres sont plantés aujourd’hui. Cette limite « rêvée » se verra d’ici vingt à trente ans. Sa réalisation démontre que les Sarayaku ont parfaitement conscience de la mondialisation et savent utiliser les outils de la modernité, à commencer par internet, pour rechercher des informations et rester en contact avec leurs différents soutiens. À ce titre, le combat mené par José Gualinga n’est pas sans faire écho à celui mené par Davi Kopenawa au nord de l’Amazonie brésilienne3.

L’année 2002 a constitué une rupture dans l’histoire sarayaku : une compagnie pétrolière pénétra brusquement sur leur territoire, entraînant exactions, pollutions multiples et militarisation, avec l’appui du gouvernement équatorien. Une procédure a alors été engagée contre ce dernier devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH). Le film saisit l’une des dernières étapes de ce combat judiciaire exténuant : la cérémonie, magnifique, de réception du président de la CIDH, Diego García-Sayán, héliporté à Sarayaku. Dans la maison commune du « Peuple du milieu du jour », et devant l’ensemble des représentants sarayaku, le récit documenté des injustices et des méfaits subis est une fois encore relaté. Réunion concluante ! En juillet 2012, le droit des Sarayaku à être dûment consultés avant toute décision concernant leur territoire est reconnu par la Cour, ce qui constitue un précédent historique.

C’est aussi le travail d’éducation et de conscientisation des jeunes Sarayaku qui est montré. Ainsi quand ils recueillent la parole d’une « ancienne », qui resitue le problème pétrolier dans l’histoire plus longue du pillage des ressources naturelles (l’or lorsqu’elle était enfant). Elle décrit les bouleversements vécus ces dernières années et conclut en disant qu’elle ne pourra se résoudre à manger du riz. C’est son mode de vie même qui est en jeu... Une autre séquence rapporte le voyage éducatif organisé dans la zone de Lago Agrio, ravagée par l’exploitation pétrolière de Chevron-Texaco depuis 19724. Guidés par Donald Moncayo, un activiste du front de la défense de l’Amazonie, les adolescents sarayaku y découvrent les traits hideux d’une autre face cachée du pétrole5.

Un documentaire à voir, et sans doute à revoir tant le récit de la lutte se double de celui de la « forêt vivante » – où « chaque arbre a son esprit-maître. Ils vivent ensemble et dépendent l’un de l’autre » – et de celui, de plus basse intensité mais tout aussi poignant, de la vie ordinaire des Sarayaku.

Pour aller plus loin

Découvrir le projet Frontière de vie

Page Facebook du film pour connaître les dates de projection

Voir la bande-annonce du film « Le chant de la fleur »



1 Pour une très bonne introduction voir l’entretien réalisé avec l’un de ses représentants par Jean Merckaert : Daniel Santi, « Vivre en harmonie : le projet politique des Sarayaku », Revue Projet, n° 331, 2012, pp. 50-55.

2 Flipo Fabrice et Haeringer Nicolas, « ‘On ne peut pas combattre la pauvreté en détruisant le sens de la vie’ Entretien avec José Gualinga », Mouvements, n° 70, 2012, p. 115.

3 Voir le récit magistral dans Bruce Albert et Davi Kopenawa, La chute du ciel. Paroles d’un chaman yanomami, Plon, « Terre Humaine », 2010.

4 Ayant donné lieu à un procès fleuve qui s’est achevé par la condamnation de la compagnie pétrolière états-unienne. Cf. Martà­n Cúneo, « Les 30 000 indigènes et paysans qui ont réalisé l’impossible », Legrandsoir.info, 2/01/2013.

5 Patrick Barbéris et Éric Laurent, La face cachée du pétrole. Enjeux et secrets de l’histoire du pétrole au XXe siècle, Arte France, 2010.

Jean Vettraino
17 décembre 2013
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules