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[Film] Holodomor. Le génocide oublié

Bénédicte Banet France, 2013, 90 min

Entre 5 et 7 millions de morts de 1928 à 1935 en Ukraine : la pire famine qu’ait connue l’Europe au XXe siècle est à peu près inconnue en France, hormis des historiens. « Holodomor » est un néologisme forgé, plus de cinquante ans après les faits, à partir de deux mots ukrainiens – holod (« faim, famine ») et moryty (« tuer par privations ») – pour en souligner l’intentionnalité1. Tel est le propos du documentaire : cette famine fut un génocide en tant de paix, savamment orchestré, à l’encontre de la paysannerie ukrainienne.

Pour la première fois, un film en français en livre le récit, à la fois sobre et détaillé. La réalisatrice, Bénédicte Banet, accompagne notamment une famille ukrainienne émigrée qui effectue un « voyage de mémoire » dans le village d’où elle est originaire, Sobolivka, à 300 kilomètres au Sud de Kiev. D’autres villages, d’autres villes (Vinnytsia, Kharkiv) sont visités : témoins, archives et historiens se complètent pour raconter cette effroyable famine. Des plans lumineux de la campagne ukrainienne ponctuent ce difficile parcours. Le film aborde aussi certains des enjeux autour de la mémoire et de l’histoire d’un événement, qui fut nié au moment même où il se déroulait.

Pourquoi des régions de la République socialiste soviétique d’Ukraine ont-elles perdu jusqu’au quart de leur population alors que le pays exportait des tonnes de denrées agricoles ? Il s’agissait pour Staline de faire de l’Ukraine une « forteresse », une république soviétique « idéale » face à l’Occident, mais aussi de forger un « homme nouveau », en dépit des aspirations de sa population. Dès 1930, la collectivisation forcée s’accompagne d’exactions et de déportations massives. L’élite nationale est décimée – le documentaire évoque notamment le faux procès d’avril 1930 contre « L’Union de libération de l’Ukraine »2. L’Église orthodoxe autocéphale ukrainienne n’est pas épargnée : la cathédrale de Kharkiv, la capitale d’alors, est dynamitée, le métropolite fusillé et 10 000 prêtres déportés… Au-delà d’une mise au pas politique, c’est toute une culture, une identité qui sont visées. Le pic de la famine survient pendant l’hiver 1932-1933 ; chaque jour 15 000 à 20 000 personnes meurent de faim (le dénombrement exact est impossible). Staline a préalablement brisé la vive opposition du Parti communiste ukrainien au programme de collecte de Moscou et parfait son plan de destruction avec « la confiscation brutale, par des brigades d’‘activistes’ (…) de l’ensemble des produits alimen­taires des foyers paysans (…) et le blocus total des villages ukrainiens affamés, transformés en mouroirs et surveillés par des gardes armés3 ». D’autres mesures sont prises pour que les paysans ne puissent pas en réchapper : la loi d’août 1932 « sur la protection de la propriété socialiste », surnommée la « loi des cinq épis », permettait de déporter, voire de condamner à mort, toute personne qui aurait commis un vol dans les champs. Juges et procureurs obtempèrent sous la menace ; les condamnations pleuvent. « Personne ne croyait plus en rien », rappelle un témoin qui était alors enfant.

Cette violence inouïe, les survivants l’abordent par touches : les saisies méthodiques et impitoyables de toute nourriture, jusqu’aux grains cachés dans les oreillers des enfants ou aux lentilles murées dans la cheminée ; les corps enflés et désespérés ; l’agonie des parents, des frères, des sœurs ; les disparitions qui obèrent le deuil ; les enfants battus à mort pour avoir saisi une poignée de blé vert ; les tombereaux de cadavres, les fosses communes, jusqu’aux cas de cannibalisme, où les victimes deviennent des bourreaux… Tous sont pris dans une peur, un désespoir et une honte absolus. Le philosophe et historien ukrainien Myroslav Popovytch parle d’un processus de déshumanisation. « C’était le jugement dernier », résume une vieille femme, quand une autre tente de dire son incompréhension devant l’insondable cruauté de son père, milicien, ou qu’une troisième raconte comment le sien, membre du Parti, refusa de procéder aux réquisitions au péril de sa vie...

Ce film, poignant et unique, donne à voir l’essentiel des rouages et des souffrances de l’Holodomor. Ce recueil de la parole des contemporains du drame est d’autant plus précieux qu’il accompagne la fin d’un silence longtemps imposé, alors que les témoins s’éteindront bientôt. À côté de scènes presque inatteignables, tant l’horreur est totale, Bénédicte Banet saisit aussi, à travers la musique et les chants, la tradition bandouriste et les fêtes (la Saint-Jean en particulier), des éléments forts d’une culture encore vivante. Quelque chose a survécu de cet anéantissement programmé. Holodomor fait partie, comme l’explique Étienne Thévenin, des famines qui ont bouleversé notre monde ; quatre-vingts ans plus tard, il est temps de comprendre ce passé afin d’échapper, si possible, à sa hantise4.

Image d’illustration : Madame Solomiya © Bénédicte Banet

Voir le film « Holodomor » :

Le DVD de Holodomor sera disponible début 2014

Extrait du film Holodomor, de Bénédicte Banet

Page Faceboook de Bénédicte Banet, pour connaître les prochaines projections


1Andréa Graziosi, « Les famines soviétiques de 1931-1933 et le Holodomor ukrainien. Une nouvelle interprétation est-elle possible et quelles en seraient les conséquences ? », Cahiers du monde russe, 2005, vol. 46, pp. 453-472 ; Nicolas Werth, « Famines soviétiques, famine ukrainienne », Le Débat, 2010, n° 162, pp. 142-151 ; Juliette Denis, « Violences en URSS : chantiers historiographiques et enjeux mémoriels », Tracés. Revue de Sciences humaines, 2010, n°19 [en ligne].

2 Pour un tableau plus complet : Alain Blum et Yuri Shapoval, Faux coupables. Surveillances, aveux et procès en Ukraine soviétique (1924-1934), CNRS Éditions, 2012, 352 p.

3 Nicolas Werth, « Famines soviétiques, famine ukrainienne », op. cit., p. 143.

4 Henry Rousso, La hantise du passé, Textuel, 1998, 143 p.

Jean Vettraino
26 novembre 2013
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