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Film – Au bonheur des riches

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot et Antoine Roux France, 2013, 2 fois 70 min

« Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit », nous dit la voix off du Bonheur des riches (François Morel). « Et l’obéissance en devoir », aurait-il pu ajouter, en citant plus complètement ce passage du Contrat social de Rousseau. Divisé en deux parties, le film illustre la maxime en dressant les portraits croisés de cinq hommes1, héritiers ou « conquérants » « self made men ». Nourri des recherches de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, sociologues spécialistes de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie, ce documentaire est un « voyage en grande fortune », comme l’indique le sous-titre du premier épisode. Mêlant entretiens, scènes de la vie quotidienne, images d’archives télévisées, il montre comment, malgré la crise, les plus fortunés parviennent à maintenir leur position, voire à la renforcer, grâce à la détention ou à l’établissement d’un patrimoine, le déploiement de stratégies entrepreneuriales, des réseaux puissants, la constitution ou la perpétuation d’une dynastie familiale. Le deuxième épisode, « Les riches et nous », s’interroge sur le rapport « qui lie une nation et ses citoyens les plus fortunés. Par quel processus ceux-ci se rendent-ils indispensables ? » L’intérêt particulier des grandes fortunes peut devenir celui d’une nation ; une maîtrise du système législatif et fiscal leur permet d’en tirer le meilleur parti.

Christian de Luppé, propriétaire du magnifique château familial de Beaurepaire, dans l’Oise, est maire de la commune du même nom, qui compte un peu moins de 80 habitants… tout comme avant lui son père, son grand-père et son arrière grand-père. Son fils, membre du conseil municipal, est prêt à lui succéder, « par tradition et service ». À Beaurepaire, tout se passe au château : la mairie est hébergée dans les communs, on y célèbre les mariages. Nul signe d’appartenance républicaine : ni drapeau, ni signalisation. La devise « Liberté, Égalité, Fraternité » n’a jamais été gravée. « Ça fait fief », commente un couple d’habitants. Si certains auraient voulu qu’une mairie soit installée en dehors de la propriété, le maire a enterré le dossier.

Dans la région d’Agen, Alain Tingaud a fait fortune dans les nouvelles technologies. Il n’a de cesse de faire croître ses affaires et celles de sa région, il sait s’entourer d’entrepreneurs et de politiques. En 1995, il s’est acheté un vignoble (anoblissement symbolique) à la tête duquel il a installé son fils. Le club de rugby d’Agen, qui lui appartient désormais, est géré comme une entreprise. Au sein du Wine & business club d’Alain Marty, il ouvre son carnet d’adresses, enrichit le sien. A. Tingaud a créé une structure de soutien à l’innovation qui permet aux fortunes locales de placer leur argent, et d’en défiscaliser une partie. Pour autant, contrairement à certains de ses compagnons de fortune, il se refuse à quitter le pays.

Paul Dubrule, lui, a moins de scrupule. Après avoir bâti l’empire hôtelier Accor, il s’est exilé en Suisse. « On va là où l’on est le mieux traité. » Il a créé sa propre école d’hôtellerie au Cambodge ; y est reçu comme un roi, entouré d’une aura de bienfaiteur. Où qu’il aille dans le monde, il est partout chez lui.

Les châtelains, Christian de Luppé et Denis de Kergorlay, eux, n’ont d’autre choix que de rester en France : transmettre leur patrimoine, l’entretenir, tient du devoir. L’État français est d’ailleurs généreux : il accorde des subventions pour rénover des sites classés ou inscrits à l’inventaire des monuments historiques, et l’ensemble du montant des travaux est déduit des impôts. Denis de Kergorlay milite d’ailleurs au sein d’Europa Nostra, une ONG partenaire de l’Unesco engagée auprès des institutions internationales (Union européenne notamment) en faveur du patrimoine européen.

Ce documentaire bien construit, dont la voix de François Morel tire habilement le fil rouge, nous offre une utile leçon de sociologie. Il révèle comment, bon gré mal gré, les contribuables français participent de la puissance des grandes fortunes, sans en récolter les lauriers. Et comment, bien souvent, ils leur témoignent des marques de reconnaissance et de dévouement. L’on pourrait penser qu’il ne s’agit-là que d’une infime minorité. Pourtant, dès l’ouverture, il est rappelé que « la France compte la densité de millionnaires la plus élevée au monde : un pour trente habitants »2. La dernière partie, consacrée à la défiscalisation des œuvres d’art, est peut-être moins bien articulée à l’ensemble, mais elle souligne avec force l’importance des liens qui unissent les grandes fortunes et la sphère politique, quel que soit le parti au pouvoir. Il est dommage qu’un tel film ne soit pas diffusé en début de soirée, car il interroge, finalement, notre contrat social.

Pour aller plus loin

« Être riche, la classe ! », entretien avec Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, Projet, n°321, avril 2011.

Voir « Au bonheur des riches »

Mardi 1er octobre 2013, dans l’émission Infrarouge, sur France 2, à 22h50

Le DVD sera commercialisé à partir du mois d’octobre 2013


1 Christian de Luppé, châtelain et maire de Beaurepaire ; Denis de Kergorlay, propriétaire du château de Canisy (Manche), prestigieuse résidence hôtelière ; Alain Tingaud, entrepreneur à Agen, propriétaire d’un domaine viticole et du Sporting union agenais, le club de rugby professionnel d’Agen ; Paul Dubrule, co-fondateur du groupe Accor ; Alain Marty, fondateur et président du Wine & business club, puissant réseau de chefs d’entreprise.

2 Selon une étude du Crédit Suisse de 2012, la France comptait 2,2 millions de millionnaires (en dollars US).

Aurore Chaillou
9 septembre 2013
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