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L’avènement du Monde. Essai sur l’habitation humaine de la Terre

Michel Lussault Seuil, 2013, 306 p., 22 €

« Ce que je nomme le ‘Monde’ diffère de toutes les situations précédentes, en termes d’organisation spatiale des sociétés ». Ce n’est donc ni la planète (milieu bio-physique), ni la Terre (planète humanisée, logis humain), mais l’espace social d’échelle planétaire, en évolution constante depuis une cinquantaine d’années. La distinction de ces trois registres, indissociables en pratique, permet une appréhension fine de la mondialisation. Celle-ci n’est pas abordée ici sous son angle économique. Michel Lussault, géographe, refuse en effet « de dresser l’économie comme finalité de l’action » ; il la replace « comme un moyen de soutenir l’habitabilité du Monde, à toutes les échelles ». Il poursuit son élaboration théorique des spatialités humaines (ou pratiques de l’espace social), dans la droite ligne de ses ouvrages L’homme spatial. La construction sociale de l’espace humain (2007) et De la lutte des classes à la lutte des places (2009), dont il reprend parfois des passages. Pour lui, le problème fondamental de l’homme est celui de la séparation et de la distance. L’espace n’est ni une simple étendue physique, ni un contenu neutre, mais « l’ensemble des modalités de déploiement des habitats humains ». Michel Lussault en propose une lecture politique originale et stimulante, s’appuyant tout particulièrement sur les mouvements des Indignados et d’Occupy Wall Street qui, de mai 2011 à mars 2012, ont occupé certaines places de grandes villes occidentales. Il y voit des « foyers d’une éventuelle nouvelle citoyenneté mondiale » et une illustration remarquable d’une réalité souvent omise : « La vie sociale et politique n’est rien sans les lieux qui l’incarnent, la stabilisent, l’arriment. »

Ce Monde porte et est porté par une urbanisation bigarrée, objet de la première partie du livre. Non seulement plus de la moitié de la population mondiale vit en ville et cette proportion progresse encore rapidement, en particulier en Afrique et en Asie (où on escompte un doublement de la population urbaine entre 2000 et 2030), mais les ruraux urbanisent leurs pratiques. Fait souvent passé inaperçu : les unités urbaines de moins d’un million d’habitants ont une croissance supérieure aux métropoles et comptabilisent nettement plus d’habitants. L’ensemble tend à se constituer en nébuleuse, formant des systèmes complexes, dont les limites sont floues et de plus en plus difficiles à tracer, d’où l’usage systématique du substantif « urbain » pour marquer la différence avec la ville d’autrefois. Soumis à une standardisation mondiale en même temps qu’à une forte différenciation intra-urbaine, son destin se joue en majeure partie dans les pays du Sud (qui regrouperont 80 % des urbains à l’horizon 2050). L’auteur aborde avec bonheur une multitude de sujets, des réseaux criminels à la biodiversité urbaine (souvent plus riche que dans les espaces de monoculture agricole). Plutôt descriptif, il se prononce cependant contre « l’insoutenable » étalement urbain, considérant qu’il faut privilégier les configurations urbaines plus denses. Tout un chapitre est consacré à « l’Archipel mégalopolitain mondial »1, c’est-à-dire au réseau urbain de niveau mondial reliant grandes métropoles et villes globales. Michel Lussault en montre les liens de concurrence et de dépendance, ainsi que les rapports complexes à leurs territoires locaux, régionaux et nationaux. Il souligne aussi que, partout, règnent l’informel et la pauvreté, ainsi qu’une fragmentation urbaine croissante.

Monde strié, traversé sans cesse. Temps de « mobilisation générale » : une « mise en mouvement de toutes les réalités » analysée en deuxième partie. Mobilités matérielles (de l’automobile au conteneur) ainsi qu’immatérielles, ces dernières concernant désormais, peu ou prou, tous les aspects de la vie sociale. Il faut aussi prendre la mesure des bouleversements liés à la décomposition internationale de la chaîne de production. Évoquant les travaux de Pierre Veltz, l’auteur reprend l’exemple d’une brosse à dents assemblée aux États-Unis, « dont la fabrication met en jeu onze sites industriels dans huit pays d’Asie et dont les 38 composants parcourent au total près de 30 000 km par air, mer et route ». Les choses nous parviennent donc après un « hyperlabyrinthe mobilitaire », dont la traçabilité, constamment renforcée, constitue le fil d’Ariane. Et la logistique de devenir « reine du Monde »… Nous vivons sans bien le comprendre dans des sociétés « hyperspatiales », où la connectivité joue un rôle prépondérant. Or, à rebours des penseurs insistant sur le temps au détriment de l’espace (aussi différents que Thomas Friedman, Paul Virilio et Hartmut Rosa), Michel Lussault assène : « Plus la vitesse et la connexion généralisée deviennent des enjeux, plus l’importance de l’espace s’affirme, mais un espace de plus en plus varié ». Se tisse ainsi une trame qui n’est pas tant celle du réseau – figure qui n’est « pas pertinente pour rendre compte de ce que sont devenus les systèmes multirelationnels permanents de l’ère urbaine mondialisée numérique » – que celle du rhizome. Des rhizomes munis de centres et de pôles, en partie auto-organisés. Le Monde serait en effet marqué « par la prolifération des micro-centralités mouvantes, en nombre aussi élevé qu’il y a d’individus organisateurs de leur spatialité ». Cette attention aux processus d’individualisation en cours, qui concernent toutes les classes sociales, traverse tout l’ouvrage.

La réflexion sur le « principe vulnérabilité », envisagé sous son angle spatial2, occupe la troisième partie du livre. Après une mise à distance pertinente du catastrophisme contemporain, l’auteur se penche sur une tension paradoxale : à mesure que l’urbain étend son emprise et sa puissance, sa vulnérabilité se renforce ; plus l’avènement du Monde est explicite et plus sa fragilité s’impose. Le caractère social et politique de toute catastrophe est rappelé. De plus, certaines configurations urbaines, les espaces ségrégués notamment, accroissent l’exposition des populations : les 1800 victimes de l’ouragan Katrina en Louisiane (août 2005) en attestent douloureusement. Dès lors, le géographe propose de renverser le raisonnement : au lieu de poursuivre une quête illusoire et coûteuse du risque zéro, ne faudrait-il pas plutôt envisager la vulnérabilité comme une force ? Il s’agirait de définir des « fragilités acceptables » et de chercher des aménagements permettant de faire une place à la vulnérabilité. Les savoirs scientifiques et techniques devraient prendre en compte les savoirs « ordinaires » des habitants. Mais ces propositions, appuyées sur les notions de « résilience des spatialités » et d’« immunités spatiales », restent quelque peu théoriques.

D’une manière générale, le propos manque parfois d’étayage et d’enquêtes approfondies sur lesquelles s’appuyer. Quelques images, comme « l’écume spatiale », paraîtront floues et certaines mises en équivalence (entre revendications de la lenteur, « néolocalismes » alimentaires, processus de séparation et d’enfermement par exemple) bien rapides. Et s’il est vrai que « ce Monde, il faut toujours le partager, le concéder à autrui », alors pourquoi ne pas avoir développé davantage la notion de justice spatiale évoquée à plusieurs reprises ? Reste que Michel Lussault invite et aide à penser « la variété inouïe des pratiques spatiales et temporelles, l’incroyable diversité des rythmes individuels et sociaux qui coexistent en un lieu ». L’avènement d’un Monde dont on n’a pas fini de mesurer les implications politiques.


1 Cf. René Dagorn, « Archipel mégalopolitain mondial (AMM) », in Jacques Lévy et Michel Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Belin, 2003, pp. 81-84.

2 L’auteur précise en quoi il s’éloigne de la conception fondatrice de Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Flammarion, 1999 [1979].

Jean Vettraino
10 septembre 2013
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