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La société des égaux

Pierre Rosanvallon Seuil, 2011, 428  p., 22,50  €


Pierre Rosanvallon part d’un fait social majeur de notre temps. « Aux États-Unis, les 10 % des revenus les plus élevés se partageaient près de 50 % du total des revenus à la veille de la crise de 1929, pourcentage qui s’était stabilisé en dessous de 35 % du début des années 1950 au début des années 1980 » (p. 14). Mais qui est remonté à 50 % en 2010. De même, « 1 % des Français les plus riches qui accaparaient 53 % du patrimoine total en 1913 n’en détenaient que 20 % en 1984 » (p. 14) et 24 % aujourd’hui. Comment un tel changement de cap est-il possible sans un consentement à l’inégalité? S’appuyant sur les travaux de Michel Forsé et Olivier Galland1, Pierre Rosanvallon propose d’appeler « paradoxe de Bossuet2 » une situation où 90 % des personnes interrogées considèrent nécessaire de réduire l’écart des revenus et 85 % les jugent acceptables lorsqu’elles rémunèrent des mérites individuels. Paradoxe épistémologique, les Français condamnant des situations globales mais tolérant des comportements personnels. Paradoxe qui révèle surtout une impuissance morale et politique. Pour Pierre Rosanvallon, cette « crise de l’égalité (…) fait vaciller les bases mêmes du commun3 » (p. 18). C’est pourquoi le livre tente de refonder l’idée d’égalité, dans une double perspective historique et théorique.

L’historien commence par décrire l’invention de l’égalité en France et aux États-Unis. En France, le rejet du racisme nobiliaire, plus que l’héritage du christianisme, fournit les bases d’une révolution intellectuelle et rend secondes les différences sociales dans une vision pré-capitaliste de l’économie. Aux États-Unis, la condition dans laquelle sont tenus les colons et les premiers immigrants finit par accoucher d’une république de gens modestes et animés par un libéralisme optimiste.

Mais la première mondialisation fait apparaître ce que l’historien appelle « les pathologies de l’égalité ». Le retour de « l’esclavage » dans les manufactures anglaises, la question du « travail lié »4 en Amérique et l’exclusion des prolétaires en France scellent l’émergence d’une société divisée. En Europe de l’Ouest, l’idéologie libérale va tenter de naturaliser ces inégalités en stigmatisant les comportements ouvriers et en défendant une inégalité nécessaire au régime industriel. Et, paradoxalement, en Europe de l’Est aussi, le communisme a paradoxalement encouragé une individualisation, une distinction et une similarité au nom d’une égalité abstraite qui, finalement, prend le pas sur le politique, l’économique et le psychologique. Aux États-Unis, après la guerre de Sécession, le racisme devient légal et ordinaire dans les États du Sud. Ces systèmes cherchent à résoudre leurs tensions en encourageant un protectionnisme qui va stimuler le colonialisme et la xénophobie. Les deux guerres mondiales révèlent le paroxysme de cette identité négative.

Pourtant, au tournant du siècle, les inégalités sont réduites de façon spectaculaire en quelques décennies. Presque tous les grands pays adoptent tour à tour l’impôt progressif sur le revenu. La société assurantielle s’impose à partir de l’Allemagne de Bismarck jusqu’à la France de 1928. Parallèlement, les syndicats deviennent partout reconnus comme des acteurs légitimes et nécessaires de la vie économique. C’est surtout la Première Guerre mondiale qui enracine la révolution de la redistribution en procédant « à une sorte de nationalisation des existences » (p. 252). Une socialisation de la responsabilité permet de penser la pauvreté comme le résultat d’un dysfonctionnement social. Le lendemain de la Seconde Guerre mondiale consolidera l’État social redistributeur.

Pourquoi assiste-t-on aujourd’hui à un grand retournement? L’évidement progressif des institutions de la solidarité est parallèle à un processus de délégitimation de cette valeur. Le capitalisme de masse se mue en capitalisme global qui encourage la compétition généralisée. Le libéralisme théorise l’égalité radicale des chances, laquelle, en fin de compte sacre un individu absolu vendant ses capacités dans un monde cependant de plus en plus hiérarchisé.

Cette grande fresque historique permet au philosophe politique d’asseoir une première ébauche de La société des égaux. Après avoir décrit comment les principes de similarité, d’indépendance et de citoyenneté correspondaient à trois façons de concevoir l’égalité au XIXe siècle, Pierre Rosanvallon les réinterprète aujourd’hui sous une forme relationnelle. Si l’autonomie était pensée comme une variable de position, statique dans son essence, l’aspiration à la singularité ne peut prendre forme que dans la relation à autrui. L’éthique et la politique qu’il propose se fondent sur le concept de « capabilité » repris de la philosophe Martha Nussbaum et de l’économiste Amartya Sen. Pour dépasser l’égoïsme de l’homoœconomicus, l’historien réintroduit la réciprocité comme égalité d’implication. Pour enrichir l’idée de citoyenneté, pensée comme un ensemble de droits, il définit la « communalité » comme une forme sociale qui permet de lutter contre toute forme de sécession et de séparatisme social. Enfin, pour articuler ces trois notions, Rosanvallon revisite la philia d’Aristote, suggérant la règle suivante : « Le rapport d’égalité n’est pas rompu tant que l’écart des ressources entre les amis n’est pas de nature à entamer la forme de communalité, de similarité et de réciprocité qui les lie » (p. 401). Mais le livre se conclut sur une question redoutable : « Pourquoi une société des égaux et pas un monde des égaux? » (p. 409). La « mondialisation de l’inégalité »5, témoigne du fait que la solidarité d’humanité ne mobilise guère plus de 1 % du produit mondial alors que les formes de solidarité-citoyenneté représentent jusqu’à 50 % des ressources de chaque pays. D’où l’urgence de substituer l’exigence de communalité à une définition abstraite du lien d’humanité et au simple appel à la philanthropie.

Ce livre ouvre un chantier pour repenser l’idée phare du socialisme : « J’ai plus que jamais été guidé par le souci de ne pas séparer le travail savant de l’inquiétude citoyenne, d’ouvrir l’horizon des possibles en clarifiant et en ordonnant le champ du pensable » (p. 22). Le travail savant est limpide. L’historien ordonne l’histoire des concepts par la philosophie politique, et cette dernière enracine ses problématiques grâce à une érudition exceptionnelle. Il reste que le travail de prospective est par définition fragile. La montée des inégalités rend le deuxième tome promis d’autant plus difficile à écrire que la situation politique et sociale s’avère instable.

Le livre a pourtant le mérite d’ouvrir un débat de taille : comment faire du politique dans une société d’individus? Peut-on s’appuyer sur la quête de singularité pour repenser une responsabilité plus relationnelle? L’insistance sur la réciprocité vécue ne va-t-elle pas encourager les solidarités de proximité au détriment des solidarités instituées? La communalité de participation et d’intercompréhension suffit-elle à construire une citoyenneté? On regrettera que l’auteur ne revisite pas la tradition de la subsidiarité qui reconstruit le politique à partir de la proximité et qui fédère les efforts au fur et à mesure que les corps intermédiaires ne peuvent plus assumer leur responsabilité.


Notes

(1) Michel Forsé et Olivier Galland (dir.), Les Français face aux inégalités et la justice sociale, Armand Colin, 2011.
(2) « Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes » (Jacques-Bénigne Bossuet, Sermon).
(3) « La citoyenneté politique progresse en même temps que régresse la citoyenneté sociale. Ce déchirement de la démocratie est le fait majeur de notre temps, porteur des plus terribles menaces. S’il devait se poursuivre, c’est en effet le régime démocratique lui-même qui pourrait à terme vaciller » (p. 11).
(4) Au xviie et xviiie siècles, des capitaines de navire proposaient de payer le transport aux immigrants en échange d’une obligation de travailler gratuitement pendant une durée variant de cinq à sept ans (voir pp. 43-45).
(5) François Bourguignon, La mondialisation de l’inégalité, La République des idées/Seuil, 2011.

Bertrand Hériard Dubreuil
1er avril 2012
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