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La mémoire, l’histoire, l’oubli

Paul Ricoeur Seuil, coll. L’ordre philosophique, 2000, 676 p., 195 F

C’est un ouvrage majeur que Paul Ricœur livre à nouveau à ses lecteurs. Fruit de dix années de recherches, ce livre constitue un triptyque considérable. Après Temps et Récit et Soi-même comme un autre où la mémoire avait été éclipsée par la force du récit, l’auteur revient sur ce phénomène pour tenter, au-delà des abus actuels de la commémoration ou des excès de l’oubli, de dégager une politique de la « juste mémoire ». Il faut pourtant de la patience au lecteur pressé d’arriver aux thèmes civiques et politiques de l’actualité, car si la visée pratique est présente tout au long de l’ouvrage, c’est d’abord la question de la vérité de la représentation du passé qui oriente la recherche. Comment, se demandaient déjà les anciens, traiter de cette représentation présente qui évoque à la fois une absence et une antériorité? Dans sa première partie, P. Ricœur déploie une phénoménologie de la mémoire. Celle-ci est tour à tour confrontée aux défis de l’imagination qui fait peser sur elle le soupçon de l’hallucination, à la difficulté du rappel des souvenirs où la mémoire apparaît comme un travail, à l’incertitude enfin qui touche à son sujet : la mémoire est à la fois individuelle et collective. La deuxième partie poursuit une longue conversation déjà entamée ailleurs avec les historiens sur l’épistémologie de la connaissance historique. L’histoire s’affronte alors à trois difficultés analogues à celles de la mémoire : celle d’abord de la vérité des faits, avec la recherche des preuves documentaires, celle de l’explication/compréhension qui vise à rendre compte des enchaînements logiques, celle enfin de l’écriture elle-même qui cherche à représenter sous forme littéraire la connaissance du passé. C’est seulement la troisième partie qui, dans une réflexion seconde sur les présuppositions de notre connaissance du passé, livre les éléments de compréhension de notre « condition historique », de notre réalité d’être impliqués dans l’histoire. La mémoire est comme la matrice de l’histoire, et l’histoire est l’instance critique de la mémoire. Mais c’est l’oubli qui occupe la place essentielle, tant il est vrai que mémoire et histoire sont toutes deux menacées par l’oubli qui rend vulnérable notre condition. Pourtant, une thèse originale du livre consiste à dire que l’oubli n’est pas seulement un phénomène d’effacement des traces, mais aussi une opération de mise en réserve sous-jacente à notre rapport au temps, qui serait comme l’énigme de notre capacité d’anamnèse. Un épilogue est consacré au pardon. Nous sommes, par ce biais, ramenés à la question, non plus de la fidélité au passé mais de la réconciliation avec celui-ci, dès lors qu’il est marqué par la culpabilité et le poids de la dette. Ce « difficile pardon », comme le nomme P. Ricœur, s’offre alors comme l’eschatologie de la mémoire, de l’histoire et de l’oubli. Il indique un horizon commun d’accomplissement, une promesse inscrite au cœur de notre histoire. Par ce livre, P. Ricœur poursuit son élaboration d’une anthropologie du sujet agissant et souffrant, l’homme capable agissant dans le monde. Il alimente aussi avec profondeur les débats contemporains sur notre difficile rapport au passé.

Alain Thomasset
4 juin 2012
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