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« Europe 2020 » : la nouvelle stratégie décennale européenne


Même pour ceux des citoyens qui s’intéressent peu aux questions européennes, la ville de Lisbonne est assez spontanément associée au traité du même nom, entré en vigueur le 1er décembre 2009. Bien moins connue est la « stratégie de Lisbonne », lancée le 24 mars 2000 lors du Conseil européen. Encore plus confidentielle est la nouvelle stratégie décennale « Europe 2020 », qui fait l’objet de cet article.

Stratégie de Lisbonne : les raisons d’un (semi-)échec

Revenons d’abord sur la stratégie de Lisbonne. Son objectif annoncé pour l’Union européenne (UE), à l’horizon 2010, était de « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». Il s’agissait de susciter un ensemble de réformes structurelles dans les domaines économiques (emploi, éducation, innovation), sociaux (protection et inclusion sociales) et environnementaux (développement durable, réduction des émissions de gaz à effet de serre), afin d’accroître la compétitivité de l’UE sur la scène internationale dans un contexte de mondialisation galopante.
Cet objectif n’a pas été atteint. La crise financière de 2008, doublée bientôt d’une crise économique et sociale, en est, en partie seulement, responsable. Des succès discrets ont certes été obtenus avant 2008, pour le taux d’emploi des femmes par exemple (de 53,7 % en 2001 à 59,1 % en 2008 pour un objectif de 60 % en 2010). Mais des échecs retentissants ont aussi été enregistrés, notamment en matière d’investissement en recherche et développement (R&D) : en 2007, l’objectif de 3 % du PIB investi en R&D au niveau européen n’était atteint que par deux États membres – quatre autres seulement dépassaient le seuil de 2 %.
La stratégie de Lisbonne a souffert de deux défauts : la multiplicité de ses objectifs et le mécanisme de gouvernance. D’un Conseil européen à l’autre, entre mars 2000 et mars 2002, le nombre d’objectifs n’a cessé de croître, sans grande cohérence entre eux. Des commentateurs ont ainsi pu comparer la stratégie à un sapin de Noël auquel étaient progressivement accrochés ornements et décorations. Cette multiplicité et cette incohérence ont diminué l’efficacité des mesures prises.
Sur le plan de la gouvernance, la difficulté pour la Commission provenait de ce que la plupart des domaines concernés n’entraient pas dans le cadre de la fameuse « méthode communautaire » (initiative de la Commission, procédure législative de la codécision entre Conseil et Parlement), mais relevaient des compétences des seuls États membres. L’instrument utilisé, la méthode ouverte de coordination (MOC) 1, ne comporte ni contenu législatif contraignant, ni sanction en cas de non-respect des objectifs fixés. La mise en œuvre dépend donc essentiellement du bon vouloir des États, la Commission étant de facto limitée à un rôle de surveillance, de coordination, parfois d’incitation, mais sans aucun pouvoir coercitif.
En 2004, un rapport d’étape a clairement mis en lumière ces défauts. C’est pourquoi la stratégie de Lisbonne a été « relancée » en 2005 en réduisant ses objectifs à « la croissance et l’emploi », au détriment de la dimension sociale, mais sans changement notable dans la gouvernance (adossée à la MOC). À l’heure du bilan, les commentateurs balancent dans leur jugement entre échec pour les plus critiques, demi-échec pour les plus réalistes, ou demi-succès pour les plus optimistes.

alinea>Vers une « stratégie post-2010 » : préparation, négociations et compromis

L’échéance de 2010 approchant, le Conseil économique et social européen, le Comité des régions et plusieurs think tanks bruxellois ont commencé à évoquer l’avenir de la stratégie et de son hypothétique successeur, longtemps baptisé, faute de mieux, « stratégie de Lisbonne post-2010 ». Le 24 novembre 2009, la Commission lançait une vaste consultation à ce propos, suscitant 1400 contributions issues de tous horizons. Un nom était donné : « Europe 2020 » (EU2020 en anglais).
Le Conseil européen du 11 février 2010, le premier à être convoqué par Herman Van Rompuy en sa qualité de président, quoique de nature informelle, apporte une contribution déterminante à la forme que prendra la nouvelle stratégie. Il propose un nombre réduit de « grands objectifs » (cinq) et attribue au Conseil européen lui-même un rôle inédit de coordination.
Le 3 mars 2010, la Commission présente la nouvelle stratégie « Europe 2020 », axée sur trois priorités (une croissance « intelligente, durable et inclusive »), déclinées selon cinq « grands objectifs » (emploi, R&D, climat/énergie, éducation, pauvreté), qui devront eux-mêmes être transposés en objectifs nationaux adaptés à chaque État. De plus, sept « initiatives phares » engageant l’UE et les États membres sont annoncées « pour stimuler les progrès dans chaque thème prioritaire ».
Parmi ces cinq « grands objectifs », deux ont posé difficulté. Ainsi en est-il de l’objectif « éducation », pour l’Allemagne en particulier. Dans cet État fédéral, l’éducation relève des compétences des seuls Länder, qui s’inquiétaient de voir la Commission empiéter sur leurs compétences. Une note a été ajoutée, stipulant que « la définition et la mise en œuvre des objectifs quantitatifs dans le domaine de l’éducation relèvent de la compétence des États membres », et cet objectif a finalement été approuvé.
Plus sérieuse a été la difficulté liée à l’objectif « pauvreté ». Au niveau communautaire, la pauvreté est définie uniquement à partir d’un critère monétaire : est considéré comme vivant sous le seuil de pauvreté tout ménage dont les revenus sont inférieurs à 60 % du revenu médian de son pays. Mais un tel indicateur n’est pas généralisé dans tous les États. Selon leurs cultures et leurs traditions, certains pays préfèrent utiliser un indicateur plus qualitatif de « dénuement matériel » 2, là où d’autres considèrent comme critère discriminant de pauvreté le fait de vivre dans un ménage sans emploi. Il y a donc une divergence profonde sur la manière de définir et d’appréhender la pauvreté, et par conséquent, sur la manière d’en mesurer la réduction. Un pays comme la République tchèque – qui du reste a le niveau de pauvreté le plus faible de l’UE au regard de la définition retenue par la Commission – estimait qu’il valait mieux laisser de côté cet objectif contesté et se concentrer sur les autres, qui, s’ils étaient atteints, réduiraient « automatiquement » la pauvreté.
La Commission n’a pas cédé, mais les négociations avec les États membres ont été âpres. Comme souvent au sein de l’UE, une solution de compromis, complexe, a permis de lever la difficulté. Un objectif de réduction de la pauvreté, chiffré désormais seulement de manière absolue à 20 millions de personnes, a été maintenu parmi les cinq « grands objectifs », mais les États membres ont obtenu de rester « libres de fixer leurs objectifs nationaux » en choisissant « les indicateurs qu’ils jugent les plus appropriés » parmi les trois mentionnés ci-dessus (critère monétaire, dénuement matériel, ménage sans emploi). Conséquence de cet élargissement de la définition de la pauvreté, le nombre agrégé de personnes en situation de pauvreté est passé dans l’Europe des Vingt-Sept de 85 à 116 millions. La latitude laissée dans le choix de l’indicateur le plus pertinent permet toutefois d’espérer que chaque État membre parviendra plus sûrement à atteindre l’objectif qu’il se fixera, en accord avec l’objectif global européen. Cet exemple illustre bien les obstacles rencontrés pour se mettre d’accord à vingt-sept, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un domaine ne relevant pas des compétences communautaires, mais de celles des États.

« Europe 2020 » : nouveautés et limites

Le 17 juin 2010, le Conseil européen arrêtait la liste définitive des cinq « grands objectifs » 3. Reste à mettre en œuvre cette stratégie. Ses limites, malgré quelques nouveautés encourageantes, autorisent la formulation de quelques réserves sur sa capacité à réussir là où Lisbonne a échoué.
Le lecteur attentif aura noté que, à chaque étape importante de l’élaboration de la stratégie « Europe 2020 », est apparu, outre la Commission, le Conseil européen, appelé à en devenir un acteur clef : « Le Conseil européen s’appropriera pleinement la nouvelle stratégie et en sera le point de référence » 4. On peut y voir une démarche voulue par la Commission pour favoriser l’appropriation de la stratégie par les États membres, ce qui a manqué dans la stratégie de Lisbonne, et que la MOC n’a pas permis de susciter. En impliquant directement les chefs d’État et de gouvernement dans la gouvernance de la nouvelle stratégie, les États devraient être plus fortement incités à obtenir des résultats, ressentis par les citoyens – et sanctionnés par leur vote.
Cependant, la Commission continue à concevoir son rôle dans la ligne de la stratégie de Lisbonne : elle « suivra les progrès dans la réalisation des objectifs, facilitera les échanges politiques et fera les propositions nécessaires pour orienter l’action et faire avancer les initiatives phares de l’UE. » En d’autres termes, elle continuera à utiliser la MOC, malgré son efficacité limitée et une mise en œuvre peu probante. Il n’y a toujours aucune sanction en cas de non-respect des objectifs ; l’exercice du naming and shaming (féliciter les « bons élèves », blâmer les « mauvais ») est même explicitement exclu.
Le rôle du Parlement européen, des niveaux de gouvernement sub-nationaux et de la société civile est rapidement évoqué, sans vraiment convaincre. 5 La communication du 3 mars 2010 se borne ainsi à dresser un catalogue de bonnes intentions, sans expliquer comment « cette approche en partenariat devrait s’étendre » aux diverses parties prenantes. L’absence de toute implication concrète des niveaux locaux et régionaux de gouvernement ou de la société civile dans la mise en œuvre a été fortement critiquée. Le lien avec les citoyens, qui devraient pourtant être les principaux bénéficiaires, apparaît comme la grande omission de la stratégie et pourrait bien lui être néfaste, à moins que les sept « initiatives phares » ne jouent le rôle de levier que l’on pourrait attendre d’elles.
Ces initiatives constituent un outil potentiellement novateur. L’objet en est de « catalyser » les actions menées par les différentes parties prenantes, en vue d’obtenir des résultats tangibles au niveau de l’UE. Citoyens et société civile au sens large, selon le cas, sont appelés à s’investir dans telle ou telle initiative. Reste à savoir si celles-ci seront effectivement connues des citoyens et parviendront à les atteindre et à les mobiliser. Les corps intermédiaires ont sans nul doute un rôle clef à jouer, d’où l’importance pour eux de connaître la stratégie et de se l’approprier, pour voir là où ils peuvent intervenir en apportant leur expertise et leur savoir-faire, pour un plus grand bénéfice commun.
La stratégie « Europe 2020 » mentionne aussi les outils financiers qui peuvent être mobilisés, ce que ne faisait pas la stratégie de Lisbonne. Il est explicitement envisagé de recourir aux fonds structurels de la politique de cohésion de l’Union. Les perspectives financières pluriannuelles de l’UE (les négociations officielles pour 2014-2020 vont bientôt commencer) doivent également « intégrer ces objectifs ». Enfin, trouver de nouvelles sources auprès de la Banque européenne d’investissement ou de partenaires privés est signalé. Mais les critères d’allocation et la manière dont les arbitrages seront effectués demeurent dans le flou.
Une autre nouveauté, qui va trouver une première concrétisation dans les semaines et les mois qui viennent, est celle du « semestre européen ». La Commission a déjà publié un état sur la croissance annuelle au sein de l’UE 6. Chaque État membre devra soumettre ses prévisions économiques et budgétaires annuelles afin de permettre à la Commission de détecter les déséquilibres macroéconomiques potentiels. Sur ces bases, le Conseil européen déterminera les principaux défis économiques à relever et fournira des recommandations adaptées aux États. Puis le processus plus classique de la MOC suivra son cours 7, mais avec une implication du Conseil plus forte que par le passé, à chaque étape.
Remarquons enfin le parallélisme établi entre ce processus de suivi et celui du pacte de stabilité et de croissance. Après les secousses qu’a connues la zone euro ces derniers temps, dans un contexte d’intense réflexion autour de la mise en place d’une nouvelle « gouvernance économique » 8, il paraît prudent d’attendre ce qui adviendra de l’un et de l’autre avant de se prononcer sur cette nouveauté.
L’UE parviendra-t-elle à remplir les objectifs ambitieux qu’elle s’est fixés pour sa nouvelle stratégie décennale ? Il n’est pas possible aujourd’hui de donner une réponse univoque. Compte tenu du mécanisme de gouvernance retenu, beaucoup dépendra de l’implication effective des États. Ceux-ci bénéficient d’un rôle clef, au niveau du Conseil européen pour la supervision de la stratégie comme au niveau national pour la mise en œuvre des réformes, souvent profondes et rarement populaires, destinées pourtant à faire évoluer l’Union vers les objectifs fixés.
Il en découle, paradoxalement, un risque pour l’UE et son image auprès des citoyens, déjà passablement écornée. En cas d’échec, il y a fort à parier que Bruxelles (la Commission) sera à nouveau mise en accusation. En revanche, en cas de succès – fort souhaitable – il est probable que les États s’en arrogeront les bénéfices, « oubliant » que c’est dans le cadre d’une stratégie commune de l’UE que les réformes ont été suscitées et rendues possibles. On retrouve ici la grande difficulté de rapprocher l’Union de ses citoyens, les États membres continuant à jouer un rôle d’intermédiaires inéluctables, mais pas toujours loyaux.

Hervé Pierre Guillot
16 février 2011
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