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La montée des incertitudes

Robert Castel Seuil, coll. La couleur des idées, 2009, 462 p., 23 €

Robert Castel.

Ce livre est une chronique de « crise », au sens propre du mot : nous vivons un temps de discernement exigeant, où « les situations établies sont remises en question, où surgissent des difficultés inattendues mais fondamentales » et cependant « l’avenir est ouvert » (Claus Offe).

Un temps d’incertitudes redoublées, parce que notre « société d’individus » est une société où le sentiment – et la présence – du risque est omniprésent : risques sociaux, risques projetés sur les autres (sur certaines catégories), risques globaux. Mais c’est l’attitude face à tous ces risques qui doit être travaillée, la manière de les prendre en charge qui passe par des formes collectives (la mutualisation et non le repli, les droits sociaux et non seulement des droits individuels abstraits – et l’on ajouterait la prévenance et la confiance et non la culpabilisation).

Il y a deux temps, deux temporalités, dans les réflexions que nous propose Robert Castel. C’est d’abord une reprise actualisée d’une série d’articles – publiés de 1996 à 2008, depuis son livre sur la condition salariale ( La métamorphose de la question sociale, 1995). L’auteur les soumet à une complète réécriture, qui tient compte des évolutions d’un monde de plus en plus global. Mais ces divers chapitres sont aussi situés, reliés, entre un avant-propos et un texte de conclusion (de quelque 50 pages chacun). Les analyses sur le travail et le salariat, sur l’État social et ses réformes, sur la désaffiliation et l’exclusion, sont ainsi intégrées dans le vaste tableau d’ « une grande transformation » (en introduction) – une dynamique de « décollectivisation » – , et comprises comme les pierres de touche d’une réflexion sur la généalogie de l’individu « hypermoderne » (en conclusion), un individu menacé de l’être par excès ou par défaut.

Une désaffiliation ancienne

Court ainsi dans le livre une interrogation sur les rapports entre individu et collectif. La question est lue à travers la grille de la « désaffiliation », dont l’histoire remonte pour Castel jusqu’aux XIIe-XIVe siècles (au cœur de l’ouvrage, l’auteur reprend une remarquable lecture de Tristan et Iseut !). Peut-être eût-il été intéressant de porter aussi le regard sur le sens d’une « filiation », non pas seulement comme une dépendance, mais comme une dette, qui n’est pas à payer ! Mais qui ouvre la possibilité de se projeter. La filiation qui repose sur une parole, et pas seulement sur des règles, qui engendre une fraternité, qui permet une histoire et une fécondité – articulant droits et devoirs, solidarités et chemin personnel.

Ce n’est pas pour rien que la conclusion débute par quelques paragraphes sur « Dieu, premier support de l’individu » ! « L’individu est doté d’une valeur incommensurable parce qu’il est fils de Dieu »… Mais pour Robert Castel, cet individu « sanctifié » est hors du monde. Le monde moderne – Castel reprend ici le point de vue de Marcel Gauchet – a rapatrié l’individu hors du monde en individu dans le monde. Exister comme individu, c’est cesser d’être immergé dans des systèmes collectifs d’appartenances et de dépendances.

La place du travail est centrale pour Castel, comme première médiation entre les individus et la société : c’est sur  cette centralité, garante d’une dignité, sur un droit social à refonder, sur le refus du « précariat », que les analyses sont les plus stimulantes. Dès lors, il a tendance à considérer comme des compléments les autres domaines où s’opère aussi une liaison, menacée aujourd’hui. Il ne fait qu’évoquer l’ébranlement de l’institution familiale (renvoyant au livre déjà ancien de Louis Roussel sur La familleincertaine). Il aborde la fracture urbaine, mais brièvement, comme une facette supplémentaire, illustrant les fragilités et les exclusions. Il ne s’attarde pas aux évolutions du mode de vie urbain qui se nourrit des mobilités. Il consacre, en revanche, tout un chapitre à la question de l’immigration et des discriminations, où il lit le même rejet qui jadis se portait sur les vagabonds qui menaçaient le corps social de décomposition, et plus tard sur les ouvriers allant vendre la force de leurs bras. La dimension culturelle dans les rapports à inventer, d’une mondialisation présente ici même, entre individus et société reste cependant seconde.

Castel nous propose un livre important, à la fois foisonnant et unifié, vigoureux et modeste. Il éclairera par ses analyses précises, qui démontent les mouvements de fond à l’œuvre dans les évolutions de la société et dans les réponses ambiguës qui leur sont données (cf. la critique du RSA et celle d’une certaine flexibilité). Il décevra peut-être par ses conclusions « incertaines », plus fortes dans leur confiance en des voies à inventer que dans la mise en avant de solutions toutes faites. L’on a su mettre en place la condition salariale et la protection sociale : aux débuts de la révolution industrielle – et des bouleversements qu’elle engendrait – qui l’aurait cru ? Face aux risques d’une compétition mondialisée, la réponse pour Castel n’est pas dans le « rêve » d’une révolution mais dans un effort analogue, de pensée et de luttes, pour créer de nouvelles régulations. La posture se revendique « réformiste ». Castel accepte le marché : un des « deux piliers de la modernité » (avec le travail). Le défi est de les réarticuler, pour qu’existent des individus dignes de ce nom. Il souligne l’urgence de nouvelles régulations nationales et transnationales.


Bertrand Cassaigne
23 janvier 2010
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