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La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale

Pierre Dardot et Christian Laval La Découverte, 2009, 496 p., 26 €

Pierre Dardot et Christian Laval

Le philosophe et le sociologue conjuguent leurs talents pour fournir un ouvrage qui déborde avec bonheur les poncifs habituels touchant le néolibéralisme. Tantôt présenté comme pur retour au libéralisme économique de jadis, après la parenthèse keynésienne, tantôt vu comme l’élargissement de la logique de marché à l’ensemble des rapports politiques et sociaux, tantôt réduit à la culture individualiste, le néolibéralisme n’aurait finalement rien de bien nouveau. C’est le mérite des auteurs que de se dégager de ces vieux cadres de pensée pour tester une hypothèse prometteuse : le néolibéralisme est une rationalité qui imprègne autant l’État que l’individu. Du coup sont, non pas supprimées, mais dépassées, les anciennes oppositions, État/marché, libéralisme économique/libéralisme politique, public/privé. Reste une nouvelle rationalité qui se déploie dans ce que les auteurs, à la suite de Michel Foucault, nomment la gouvernementalité. La gouvernementalité, ou « raison gouvernementale », désigne l’ensemble des procédés par lesquels un appareil d’État administre la société politique. La gouvernementalité propre au néolibéralisme est l’implication des libertés individuelles dans les régulations sociales. D’où l’importance des techniques de gouvernement de soi-même mises en lien avec les techniques de gouvernement d’autrui.

Cette correspondance entre gouvernement d’autrui et gouvernement de soi-même est rendue possible par un système à la fois économique, politique et culturel dans lequel la concurrence joue le rôle moteur. Mise en œuvre à tous les échelons de l’administration comme dans tous les choix individuels, la concurrence ouvre la carrière de la valorisation de soi dans une représentation imaginaire où l’acte d’entreprendre, autant que la notion d’entreprise au sens institutionnel du mot, est placé au premier plan. L’archétype du mode de gouvernement néolibéral est en effet celui de l’entreprise. La productivité des administrations est calquée sur celle des firmes qui elles-mêmes subdivisent leurs ateliers et services en autant de fournisseurs et de clients affrontés aux risques de l’échange marchand. Ce mode de fonctionnement se conjugue avec le mode plus traditionnel du contrôle hiérarchique où chaque niveau est jugé sur la manière dont il réalise les objectifs négociés avec l’échelon supérieur. Les systèmes sociaux sont ainsi placés en concurrence à l’échelle du monde ; et l’on attend de l’État qu’il orchestre, avec le seul objectif de la compétitivité, l’ensemble du corps social, d’abord dans ses propres appareils mais aussi dans les institutions qu’il régule ; l’efficacité de cette organisation n’est pas attendue de la transparence et du contrôle à la manière du panoptique de Bentham, mais de la vertu de la rationalité concurrentielle. Le paradoxe du néolibéralisme est qu’il produit une gouvernance mondiale contraignante, alors même que se cherche encore – pour longtemps – un gouvernement mondial.

Le schéma général de l’ouvrage se coule dans le cadre chronologique de la modernité, au risque de faire apparaître le néolibéralisme comme le prolongement naturel du libéralisme classique. La valeur fondamentale qui dominait le libéralisme naissant au xviiie siècle est celle d’intérêt, remplacée bientôt, dans le cadre du capitalisme industriel au xixe siècle, par celle d’utilité et finalement au xxe siècle par celle d’efficacité. Dans la seconde partie de l’ouvrage, la rupture entre l’antique conception libérale et la nouvelle est suivie à partir du premier « Congrès Walter Lippmann » en 1938 où le mot néolibéralisme est prononcé. Il désignait alors une sorte de socialisme libéral avec parmi ses propagateurs Raymond Aron, secrétaire du Congrès, ou Jacques Rueff, en ce temps là directeur du Trésor. Après la guerre, lors d’un Congrès réuni à l’hôtel du Mont Pèlerin dans le canton de Vaud en Suisse – et qui a donné son nom à la Société du Mont Pèlerin pour le renouveau du libéralisme –, le mot néolibéralisme change radicalement de sens pour désigner l’objectif poursuivi par la tendance, devenue majoritaire, menée par Friedrich Hayek dans la ligne de son maître Ludwig Von Mises. Le néolibéralisme vise alors la défense de la liberté individuelle, sans référence à l’utilité sociale réputée impossible à définir. La troisième partie de l’ouvrage est moins homogène, elle réunit cependant des éclairages neufs sur les événements contemporains (construction européenne, capitalisme financier) et de fines analyses conceptuelles, touchant notamment l’émergence du sujet néolibéral.

La rationalité néolibérale, qui met en concurrence les individus, les entreprises et les États, n’est évidemment pas présentée par les auteurs comme le fruit naturel ni du capitalisme financier, ni de la culture individualiste. Leur grand mérite est d’échapper à la tentation de l’ontologie néolibérale, comme si l’on pouvait définir une essence du néolibéralisme. La concurrence elle-même n’est pas une idée qui s’imposerait au monde contemporain comme une « relation nécessaire qui découle de la nature des choses » pour parler comme Montesquieu. Bien au contraire. Les auteurs s’appuient sur des données que tous les sociologues d’entreprise et tous les politologues connaissent bien. Leur apport original n’est pas là, mais dans l’intelligence avec laquelle ils mettent en rapport ces données. Avec un sens aigu de la complexité du système social contemporain, récusant les condamnations simplistes, fussent-elles de gauche, qui désignent à la vindicte publique une cause unique de tous les malheurs des hommes, la finance, le marché, l’accumulation du capital, Pierre Dardot et Christian Laval laissent le lecteur devant un chantier où chacun doit se risquer hors de toute sécurité idéologique. Au moment où la crise financière et ses dramatiques fruits empoisonnés conduisent certains à évoquer la fin du néolibéralisme, voire la fin du capitalisme et le retour de l’État. On n’en est pas là ! Quand il s’agit de sport, la rationalité concurrentielle joue pour le plus grand plaisir du public ; en revanche, sur le terrain économique et social, le jeu de la concurrence tous azimuts opère pour le plus grand malheur des exclus.


Étienne Perrot
1er mars 2009
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