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Le symbolique et le sacré. Théories de la religion.

Camille Tarot

Camille Tarot.

Doit-on encore parler de « religion », et si oui, quelle importance lui reconnaître dans l’élaboration du vivre-ensemble ? Est-il permis de s’intéresser à son origine? Voilà les questions redoutables que Camille Tarot aborde dans cet ouvrage impressionnant. De fait, le champ qu’il travaille a été labouré en tous sens au cours du XXe siècle. L’auteur doit d’abord écarter l’objection majeure selon laquelle le concept de religion n’est qu’une construction occidentale plaquée ensuite sur des réalités diverses. A quoi il oppose que la religion, définie comme système de rites et de mythes mettant en scène un sacré – grâce auquel une société se confronte à ce qui la fonde et la maintient (on est dans l’école durkheimienne) – garde une pertinence universelle (chap. 2 et suivants, repris au chap. 21). A noter qu’il s’agit alors d’un concept analogique ; deux traits – le sacré et le jeu symbolique ouvert par celui-ci – suffisent à le caractériser, par-delà un foisonnement de formes (chap. 5). Camille Tarot, évidemment, n’ignore pas les questions de la sécularisation et de la mondialisation (il annonce un autre ouvrage sur ce point). Il reconnaît chercher à comprendre « comment le symbolique s’est libéré de l’emprise du sacré », mais aussi, « comment une libération totale est peut-être impossible » (p.685).

L’objection initiale étant écartée, l’auteur peut entreprendre un inventaire de différentes théories du religieux à partir d’une grille qu’il élabore au fil des six premiers chapitres. Tour à tour, Durkheim, Mauss, Eliade, Dumézil, Lévi-Strauss, Girard, Bourdieu et Gauchet sont présentés avec une grande clarté et dans le souci d’honorer leur perspective propre (chap. 7 à 14). En les confrontant entre elles, Camille Tarot mène ensuite le débat avec une dextérité d’autant plus remarquable que les auteurs se sont parfois mutuellement ignorés.

Le lecteur assiste à l’élaboration d’une nouvelle thèse : «La religion pure [c’est-à-dire la religion comme modèle construit à valeur avant tout heuristique] est un système symbolique du sacré, étant entendu que derrière ce sacré il y a l’effervescence durkheimienne plus ou moins refroidie et au cœur de cette effervescence, le mécanisme girardien du bouc émissaire et de la violence » (p. 689). Il s’agit donc d’une reprise de Durkheim (un « détour par Durkheim, non un retour à lui ») renforcée par les apports de René Girard, mais qui se garde d’oublier que « le sacré est toujours immédiatement pris dans une construction symbolique » (p. 222). Les accents mis par Mauss sont donc également honorés (les thèses structuralistes, elles, sont écartées : la culture ne peut être réduite à l’effort de se démarquer de la nature, elle doit affronter les questions posées par la société, notamment celle de la violence).

Fondamentalement, pour Camille Tarot, la religion correspond à cet impératif auquel tout groupe se trouve confronté : imposer une limite à la violence qui sans cesse le menace de l’intérieur. Le sacré naît de cela. Elaboré dans une mémoire, déployé dans des mythes, transmis par des rites, il représente un des éléments-clés d’une culture. Son rapport congénital à la violence lui donne sa force, à la fois réalité vivante qui nous touche, et base d’une vision du monde. L’objection adressée à Durkheim selon laquelle le sacré, dans ses écrits, renvoie tantôt à une substance, tantôt à une structure, trouve ainsi une réponse. S’il prend en charge la violence, le sacré est effectivement à la fois puissance qui se manifeste et système qui en organise le maintien à distance (p. 685). Dans cette perspective, la religion ne se comprend pas d’abord par référence au divin, ni même à un ordre cosmique (Eliade), mais elle naît de la question primordiale qui conditionne la possibilité même de vivre ensemble.

L’emploi de la clé girardienne, bien sûr, appelle débat : le rapport à la violence rend-il compte à lui seul de l’émergence et du déploiement du religieux ? On peut se demander si, par là, tout un pan du phénomène religieux ne se trouve pas écarté ou réduit : je pense notamment à la question de la dette, c’est-à-dire l’obligation pour toute société d’assumer la position inconfortable de ne pas se placer elle-même à sa propre origine. Cet élément mis en valeur notamment par Godelier et Gauchet est rappelé par Camille Tarot, mais il ne le retient pas. Il faut dire que Godelier, à partir de là, situe la religion entièrement du côté de l’aliénation. La théorie de Gauchet est plus complexe : la référence aux ancêtres et aux dieux, qui nous ont donné la loi et tout l’ordre social, vise à préserver la société des négociations qui amèneraient des divisions et ouvriraient la possibilité de nouveaux rapports de domination. Le religieux, du moins en ses commencements, est donc le fruit d’une prudence face à ce qui briserait l’unité du groupe, d’une réticence à quitter l’immuable pour entrer dans l’histoire, avec les clivages et les conflits qu’elle entraîne. Il faudra un long processus (la sortie de la religion) pour que l’humanité accepte de se confronter à sa responsabilité politique. De façon plus subtile que chez Godelier, la religion a partie liée avec l’hétéronomie. Camille Tarot reproche à ces théories de reposer sur le mythe d’une indivision primitive, incompatible avec sa perspective girardienne qui place la violence en position originelle. Il ne suit donc pas cette piste.

Faire du rapport à la violence l’unique fondement du religieux place celui-ci essentiellement du côté d’une limite à marquer. Or le foisonnement des phénomènes religieux dans l’histoire et leur créativité impressionnante ne laissent-ils pas présager un versant positif ? Je le mettrais volontiers du côté de cette conscience de la dette, qui peut donner lieu aussi bien à une paralysie de l’initiative qu’à un envoi créateur (conscience d’une dette et hétéronomie ne forment pas un couple indissoluble : la première peut permettre d’assumer une position d’acteur à la fois responsable et conscient d’avoir reçu au-delà de ce qui peut se compter). Ne pourrait-on pas retrouver dans ces parages certaines intuitions durkheimiennes ?

Je termine en soulignant combien la réflexion de Camille Tarot ouvre de quoi revisiter la théologie politique. La pertinence politique de la religion – et je pense d’abord au christianisme – est moins à chercher du côté d’incitations directes à l’agir dans le champ politique (encore qu’il le faille, notamment lorsque la dignité de l’homme est en cause), qu’à examiner comment la symbolique qu’elle déploie permet de travailler des questions fondamentales comme celle du rapport à la violence, à l’autre, à la nuisance, ou à la dette.


Étienne Grieu
1er janvier 2009
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