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L’Homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme

Christian Laval Gallimard, 2008,392 p., 24,90 €

Christian Laval.

L’homme économique est l’individu produit et réduit par la société libérale à la raison instrumentale, individu libéré des solidarités familiales et religieuses, mature dans ses pensées et ses options morales, et ne découvrant qu’en soi-même le sens et les finalités de ses actions. Christian Laval recherche la généalogie de cet homo œconomicus, (ses racines dit le sous-titre), en relisant à frais nouveaux l’histoire de la pensée libérale du xviiie siècle et du siècle suivant. Il n’a certes pas la prétention d’analyser tout le terreau politique, économique et social qui, depuis le déclin du Moyen Âge, a nourri ces racines, mais simplement d’en distinguer les éléments principaux. L’auteur s’arrête à quelques grands auteurs matérialistes issus des Lumières, et trop facilement éclipsés par le rayonnement d’Adam Smith et de Jean-Baptiste Say : Jeremy Bentham, pape de l’utilitarisme, Condillac, Helvétius et, secondairement, Hume et Smith. Cet essai délaisse avec juste raison une chronologie linéaire de ces personnages : contrairement aux généalogies bibliques, Hume n’engendre pas Smith et Smith Bentham comme Abraham engendre Isaac qui engendre Jacob. L’ouvrage procède par coupes transversales : l’utilité, l’intérêt, la passion, le calcul. Une ligne de recherche qui permet à l’auteur d’organiser son propos autour de l’expérience sensible du corps individuel, et de donner au « commerce » une densité presque charnelle, illustrée par une allusion éclairante au Mondain, un ouvrage peu connu de Voltaire, prolongeant la fable de Mandeville – mais non pas l’esprit, faudrait-il préciser. Au début du xviiie siècle, Mandeville, dans la Fable des abeilles, mettait au jour l’utilité économique des dépenses somptuaires. Ce sera une référence pour Keynes et sa politique de relance par la consommation. Cependant, Mandeville, pas plus que Keynes deux siècles plus tard, et contrairement à certains libertins du siècle des Lumières, ne justifie le vice : il ne prétend pas que le vice n’est pas le vice sous prétexte qu’il peut être utile pour accroître les richesses.

L’expérience sensible du corps individuel, en clair la recherche du plaisir individuel, source du libéralisme, appelle une régulation sans laquelle la société devient une foire d’empoigne où les désirs de chacun se heurtent avec rudesse, au détriment du plaisir de tous. On sait comment Hobbes résout le problème de la conciliation des intérêts individuels : par l’autorité de l’Etat qui s’impose à tous. On sait également comment Smith présente une autre solution : par la « main invisible » qui conduit les riches à dépenser – cela fournit du travail et des ressources aux pauvres, et les plus talentueux à investir dans l’espoir de gagner la richesse qui attire la considération. Pour concilier l’intérêt public avec l’intérêt privé, d’autres tableront sur l’intérêt bien compris, ce qui fera sourire Jean-Jacques Rousseau qui pense avec rigueur que l’intérêt n’est jamais « bien compris ». Le calcul et les passions ne font pas toujours bon ménage.

Ce cheminement à travers les penseurs libéraux des siècles passés conduit le lecteur vers un chantier encore largement ouvert où se croisent trois questions que les libéralismes d’aujourd’hui n’ont toujours pas résolues. La première est d’ordre moral, la deuxième épistémologique, la troisième historique. L’ordre moral est celui de l’ajustement des volontés individuelles sans violence ni soumission à une autorité transcendante ; c’est la question du lien social. Christian Laval rappelle que, pour les premiers libéraux, le lien social se tisse dans et par le commerce. Déjà Montesquieu, avant Voltaire, prêtait au commerce la vertu d’ajuster avec douceur les désirs de chacun. Or, l’expérience économique et politique le montre, le commerce ne produit ces effets sociaux bénéfiques que sous certaines conditions, mises au jour par les philosophes de la communication. Pour assurer la paix dans la justice, le commerce doit être régulé par une autorité que les libéraux américains d’aujourd’hui cherchent dans les pouvoirs publics, mais que les libéraux des origines cherchaient dans les sentiments moraux (Adam Smith), dans les lois de la nature (Condorcet) ou encore dans le respect d’autrui (Kant). Contrairement à ce que pourrait laisser croire une lecture trop rapide de l’ouvrage de Christian Laval, la Main invisible d’Adam Smith ne s’identifie pas au marché ; le terme désigne chez le philosophe écossais ce penchant naturel de l’être humain à échanger, à troquer. Sorte de Providence immanente, pourrait-on dire, sans extériorité, et dont le marché n’est que l’instrument qu’il faut toujours adapter à la main de sociétés historiques. Le problème épistémologique est celui du naturalisme des premiers libéraux. La mise à distance de la morale permet certes le calcul, mais occulte la distinction entre les sciences de la nature et les sciences humaines. Pour n’en donner qu’un exemple, la modélisation financière – la première dans l’histoire –, appliquée par Condorcet à l’emprunt d’Etat de 1777, ignore par principe l’émergence des événements historiques inhérents à la vie sociale. Elle fait le lit des modélisations contemporaines proposées en 1900 par la thèse de Louis Bachelier qui confond les variations des prix sur les marchés boursiers avec un phénomène brownien, lui appliquant à tort la loi statistique « normale », celle de Laplace, mieux connue sous le nom de courbe de Gauss – celle que les physiciens utilisent le plus généralement pour mesurer les phénomènes de la nature. Cet aplatissement des phénomènes sociaux sur le modèle des phénomènes de la nature entraîne des pratiques économiques et financières dangereuses. Enfin, problème historique, en quoi le néolibéralisme se distinguerait-il d’un libéralisme plus ancien ? Christian Laval ne donne pas une réponse très nette. La raison en est peut-être l’actuelle confusion entre le lien social et l’institution du marché. Les anciens libéraux étaient humanistes et ne se déchargeaient pas sur une procédure de marché. Les néolibéraux prêteraient-ils au marché un pouvoir magique ?


Étienne Perrot
1er mai 2008
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