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Une jeunesse difficile. Portrait économique et social de la jeunesse française

Daniel Cohen éd. rue d'Ulm,, 2007, 236 p., 12 €.

Un portrait de la jeunesse ne saurait être statique. Dès la question posée, « les jeunes vivent-ils mieux ou plus mal que leurs prédécesseurs ? », la comparaison est ouverte. Mais alors, comment dissocier les effets du contexte, ceux des opportunités, des effets de génération ? On sait la stérilité d’une approche qui voudrait aujourd’hui déclarer victime telle ou telle catégorie de population. On sait aussi le caractère idéologique des préconisations possibles ; les conservateurs valorisant les transferts familiaux et les solidarités de corporation, les sociaux-démocrates invitant l’État à jouer un rôle très fort, les libéraux s’en remettant au marché. D’une certaine manière, la force du constat de la réflexion engagée ici vient moins des possibles préconisations que d’une certaine capacité à mettre le doigt sur ce qui fâche : il n’y aurait pas une jeunesse française mais sans doute plusieurs, d’ailleurs n’y a-t-il pas toujours des héritiers et d’autres en mal d’héritage ?

Le point de départ de l’étude, la comparaison des générations, est un choix méthodologique qui ouvre de nombreuses possibilités. De façon classique, on compare souvent la trajectoire des générations à partir d’un seuil, par exemple celui de l’entrée supposée dans la vie professionnelle. Le dossier de Projet sur l’accès des jeunes à l’emploi (n° 296, janvier 2007) avait pris cette option. Cette méthode suppose un passage quasi définitif de la formation à l’emploi, ce qui peut contribuer à affirmer que la formation, du moins initiale, n’est pas une alternative au chômage. Les justifications pratiques ne suffisent pas. Revenir, comme c’est le cas dans cette étude, à une comparaison des trajectoires des générations, c’est-à-dire comparer les itinéraires des individus nés la même année, permet de s’appuyer sur une base solide.

Cela n’enlève rien à la difficulté à interpréter le contexte. Si l’on remonte dans le temps, deux éléments fondamentaux ont bougé : d’une part, la durée de la scolarité et, d’autre part, la pyramide des salaires. Il faut repartir de ces deux éléments pour comprendre les stratégies des différentes générations et leur différenciation selon les milieux sociaux. La scolarité, et avec elle la promesse de l’école, s’est considérablement allongée. Une première fois, quand la proportion de ceux qui accédèrent aux études supérieures est passée de 5 à 20 % d’une classe d’âge. Une seconde fois, quand cette proportion corrélative du nombre de bacheliers est passée de 20 à 60 %. La première étape correspond aux années 60, la seconde aux années 80, quand l’objectif a été affiché de mener 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat, objectif jamais atteint en réalité. Mais parallèlement à cette mutation de l’école, il en est une autre qui concerne l’entreprise. La génération de ceux qui entraient sur le marché du travail avant le premier choc pétrolier a bénéficié d’une prime à la jeunesse. Chaque année, le salaire d’embauche augmentait quelque peu. Parallèlement, les plus âgés bénéficiaient de primes d’ancienneté, qui elles aussi augmentaient. Cette double dynamique avait un effet positif dans le compromis entre générations. À partir des années 70, ce système a cessé de fonctionner. La conséquence la plus immédiate, et la plus visible, a été de rendre moins apparents les effets bénéfiques de l’allongement de la scolarité.

Au moment de la crise du CPE, l’an dernier, on a donc vu apparaître deux jeunesses, au moins, rivalisant pour se dire précaires. De fait, chacune vit une précarité différente. La première, sans doute la plus défavorisée, peine à accéder au marché de l’emploi. La seconde, qui fait des études un peu plus longues, ne perçoit pas immédiatement le bénéfice relatif de son investissement scolaire et universitaire. Il faut attendre pour en percevoir les atouts sur le salaire et sur l’emploi. D’une certaine manière, à cause de cette évolution, on peut avoir l’impression légitime que la promesse scolaire est un brin fallacieuse. Du moins, elle n’apporte aucun gain direct pour sécuriser l’entrée dans l’emploi.

Mais le débat ne peut s’arrêter ici. Dans cette évolution, chaque milieu social a des atouts, mais surtout des stratégies différentes. Dans la première période, les enfants d’ouvriers ont beaucoup résisté aux sirènes de l’allongement de la scolarité. Seuls ceux dont les perspectives de réussite scolaire étaient exceptionnelles ont pris le risque d’investir. Dans la seconde période, avec l’objectif de 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat, tous ont investi. L’allongement des études les mène souvent au niveau bac+2. La précarité demeure, et c’est là que les ressources familiales entrent en jeu, de deux manières encore.

D’abord à travers le soutien durant les études. On quitte plus tard le domicile des parents, et on perd donc en autonomie. Ensuite, à travers les héritages ou les donations. Cela se joue à un âge relativement plus élevé, puisque l’âge moyen pour hériter des parents se situe actuellement autour de 47 ans. Cet apport financier et économique fait une large différence et permet à un grand nombre d’accéder à la propriété de leur logement. Comment augmenter cet apport, le fluidifier, et l’égaliser ? Les relations sont complexes. La première direction à explorer est évidemment l’augmentation des ressources disponibles d’une génération d’adultes qui se trouve en situation de pivot : à la fois prenant en charge les enfants – jeunes adultes, et les parents dépendants. La maîtrise des dépenses liées au grand âge et l’augmentation de la durée d’activité peuvent bénéficier aux plus jeunes. L’aide directe aux jeunes adultes, même les plus en difficulté, en revanche, ne fait pas consensus. Faut-il la favoriser, au détriment d’un lien plus direct et d’une plus grande autonomie des jeunes ? Il n’y a pas de consensus entre les conservateurs, les socio-démocrates et les libéraux.

C’est ici, finalement, que le débat tourne court et ne parvient pas à dépasser l’analyse socio-économique. Les prémices de l’analyse aboutissent à une impasse qui renvoie en partie vers la formulation d’un projet politique de la jeunesse, et pour la jeunesse. L’éclatement des situations ne trouvera pas de solution tant que l’on continuera de penser qu’il n’y a qu’une jeunesse, ou d’agir en politique sans fédérer autour d’un projet susceptible de dépasser les clivages. Le compromis des générations précédentes renvoyait à une vision globale de la modernisation de la société et c’est dans ce cadre que l’on pouvait renégocier les transferts. Aujourd’hui, pouvons-nous nous accorder sur une telle vision ?

Pierre Martinot-Lagarde


Pierre Martinot-Lagarde
1er juin 2007
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