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La contre-démocratie - La politique à l’âge de la défiance

Pierre Rosanvallon Seuil, 2006, 346 pages, 21€

Les sociétés contemporaines sont marquées par une érosion générale du rôle de la confiance. Pierre Rosanvallon en distingue trois facteurs. Dans « la société du risque », au sens d’U. Beck, la dépendance par rapport aux spécialistes oblige paradoxalement à les contrôler davantage. Dans une économie mondialisée, les acteurs sont moins prévisibles. Dans « une société d’éloignement », selon M. Walzer, les individus se fient moins les uns aux autres parce qu’ils ne se connaissent plus assez. Dans ce cadre, l’auteur propose une analyse historique des mutations des formes de participation politique à travers trois dimensions, celles de surveillance, d’empêchement et de jugement.

La démocratie de surveillance

Le système électoral représentatif est de plus en plus confronté à une multitude de formes de surveillance. Et celles-ci sont en concurrence en termes de fonction : contrôle parlementaire versus celui des autorités indépendantes, contrôle étatique versus celui des agences de notation... Mais aussi entre des catégories d’acteurs relayés par les médias, internet, par exemple. Apparaît surtout un conflit entre trois légitimités : le suffrage universel organise une « légitimité sociale procédurale » ; les cours de justice et les autorités indépendantes mettent en œuvre une « légitimité par impartialité » ; l’affirmation de valeurs reconnues par tous traduit la recherche une « légitimité substantielle ». Ces pouvoirs de surveillance ne peuvent donc être conçus au repos. Leur légitimité dérive d’une activité, celle qui conduit une collectivité à se mettre en permanence à l’épreuve d’elle-même. La défiance peut, sur ce mode, nourrir une vision politique exigeante et constructive.

La souveraineté d’empêchement

«Le droit de rendre nulle une résolution prise par quelque autre», que Montesquieu appelle la « faculté d’empêcher », s’est dégradé en souverainetés négatives. L’histoire longue de ces pouvoirs donne du recul pour mieux en comprendre les ressorts. Aussi ancienne que les théories médiévales de la résistance et du consentement, l’idée a été développée par les Lumières et expérimentée par la Révolution française. Elle sera ensuite oubliée mais la préoccupation est restée dans les dispositifs libéraux de limitation des pouvoirs : cour constitutionnelle, technique du veto présidentiel, procédure de dissolution parlementaire… Des équivalents sont surtout apparus à travers l’opposition du social et du politique qui sous-tendait la lutte des classes, sous la forme d’une dynamique politique qui reconnaît le rôle d’une opposition organisée, ou encore sous la figure morale du rebelle, du résistant et du dissident. Alors que ces différents substituts connaissent un certain effacement, le citoyen moderne prend part à des actions plus diffuses pour contraindre les gouvernements à revoir leurs positions : manifestations de rue, mouvements d’opinion… les majorités politiques de réaction se font plus mobiles et plus faciles dans un monde qui n’est plus structuré par des affrontements idéologiques.

Le peuple-juge

La superposition croissante du judiciaire et du politique doit être resituée dans le cadre élargi des formes politiques faisant le lien entre les propriétés du vote et celles du jugement : impeachment anglais, recall dans certains Etats américains, jury populaires… Négativement, les gouvernements sont d’autant plus amenés à rendre des comptes qu’ils sont moins à l’écoute des attentes de la société. Nous sommes ainsi passés de démocraties de confrontation à des démocraties d’imputation. Mais positivement, cinq qualités du jugement font comprendre sa contribution à la vie de la démocratie : l’impératif de justification ; l’obligation de décision ; la place active donnée au spectateur ; le rituel d’une cour de justice ; enfin, l’inscription de la demande sociale de jugement dans une vision pragmatique et pluraliste de l’intérêt général. Si le suffrage a le dernier mot, l’activité démocratique ordinaire mêle décisions politiques et décisions judiciaires.

La démocratie impolitique

La tendance contemporaine à la dissolution du politique est d’abord provoquée par l’écart que creusent les contre-pouvoirs entre la société civile et la sphère politique : le citoyen - surveillant gagne ce que perd le citoyen électeur ; le souverain négatif s’affirme au détriment du souverain tout court ; l’organisation de la défiance mine le présupposé d’une confiance issue des urnes. La dynamique du contrôle prend le pas sur la perspective d’une appropriation du pouvoir. Mais, plus fondamentalement, l’affaiblissement du politique traduit le déclin d’une appréhension globale de son action. Ce qui est gagné en contrôle est perdu en visibilité et en lisibilité de l’ensemble. Ainsi, l’auteur définit le populisme comme une pathologie la surveillance, l’enfermement de la souveraineté d’empêchement négative dans son immédiateté, une exacerbation destructive de l’idée de peuple juge, plus qu’une pathologie de la démocratie électorale représentative. Le populisme est une contre démocratie absolue.

Le régime mixte des modernes

Comment faire coïncider peuple et société quand le postulat politique consacre la puissance d’un sujet collectif alors que le principe sociologique conduit à dissoudre sa consistance et à réduire sa visibilité ? P. Rosanvallon propose de consolider la contre démocratie en structurant davantage les modes d’exercice de sa fonction. En multipliant les autorités publiques indépendantes. En renforçant une contrainte permanente d’argumentation et de justification des décisions constitutionnelles. De même, on pourrait renforcer la dimension représentative des juges. En conclusion, l’auteur appelle à moderniser l’idée d’une « constitution mixte » : le gouvernement représentatif donnerait l’assise institutionnelle, la contre-démocratie la vitalité contestataire et le travail du politique la densité historique et sociale.

On salue le caractère magistral de la leçon au Collège de France. Elle unit une érudition historique exceptionnelle à une réflexion de philosophie politique très élaborée. Est-elle sans faille cependant ? On s’étonne d’une interprétation récurrente de Montesquieu. Le seigneur de la Brède est mis dans le camp des libéraux alors que, pour certains, il a choisi de publier à Londres pour cacher « sa réaction nobiliaire». Cet indice nous alerte sur une limite plus importante. Il nous semble que l’auteur entre trop vite dans « le procès obsessionnel de l’horreur néolibérale» qu’il dénonce. Il y aurait lieu d’explorer davantage sa force contre-démocratique. Certes, le chapitre sur l’économie impolitique sert de miroir grossissant pour comprendre la nature et les effets des pouvoirs contre démocratiques. Mais il reste analogique. L’inflation du terme de gouvernance est-elle seulement le symptôme de la dissolution du politique dans la gestion ou un chantier qu’il importe d’aborder pour moderniser une quatrième dimension de la constitution mixte, celle de la négociation ?

Bertrand Hériard Dubreuil
1er janvier 2007
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