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Prêtres et ouvriers, une double fidélité mise à l’épreuve, 1944-1969

Charles Suaud et Nathalie Viet-Depaule Karthala, 2004, 598 p., 47 euros.

Comment dire l’expérience de ceux qui furent prêtres et ouvriers ? Les controverses ne sont pas si loin, certains en portent encore douloureusement les marques, jusque dans les corps. Loin d’avoir renié un sacerdoce coloré par la paroisse ou l’Action catholique, ces hommes se sont découverts par eux révélateurs d’un autre sacerdoce ouvrier. Ils ne pouvaient pas être loin d’Eglise, car ils étaient en son cœur même. Mais cela n’était pas audible à Rome qui tentait d’imposer, presque idéologiquement, une lecture néothomiste du monde, trop méfiante vis-à-vis de celui-ci pour accepter que des hommes ou des femmes ne deviennent véritablement « signes des temps », ainsi que le suggère le titre de la collection où paraît ce livre. Cela ne pouvait être dit, car prédominait chez ces hommes ce que l’un d’eux, Maurice Combe appelle un silence total : « Avares de paroles, nous l’étions aussi dans notre comportement. Nous ne mettions pas spontanément en avant notre état de prêtres, et nous refusions délibérément tout acte de ministère. En s’enfonçant en nous, ce silence nous révélait sa signification et sa profondeur. Partageant la vie de ceux qui se taisent parce que ceux qui ont la parole les empêchent de parler, nous faisions nôtre cette prière de Jésus : « Père, je te loue de ce que tu as caché cela aux sages et aux intelligents, et de ce que tu l’as révélé aux plus petits ! » Par notre silence, nous entrions ainsi dans le mystère des béatitudes et du message évangélique. »

Le silence n’a pas empêché les travaux historiques et les relectures par après. L’essentiel des recherches antérieures, celles d’Emile Poulat notamment, ont porté sur la première période, celle qui précède la condamnation de 1954. L’ouvrage présenté aujourd’hui rouvre doublement le champ des investigations. Il redonne la parole à ceux qui furent les acteurs de l’aventure depuis les premiers temps et dont on a trop souvent « interprété » les paroles. Mais il propose aussi une compréhension de l’histoire même de ceux qui furent les « révélateurs » d’une autre Eglise comme dit l’un des leurs, Henri Barreau. Ils l’ont été vraiment, parce que traversés par une histoire humaine et spirituelle qui les dépassait.

En entrant dans la lecture, on goûte maints récits qui font résonner cette expérience. On perçoit combien, pour certains, ont coûté ces récits de moments difficiles mais cocasses aussi, avec le recul. Pour d’autres, leurs paroles ont longuement mûri, nourries d’échanges et de rencontres.

A travers les mots, c’est l’univers du travail ouvrier qui est redonné. Parfois, d’abord, comme épreuve. Et le vocabulaire le traduit, qui se fait elliptique ou anecdotique. Nous, lecteurs, sommes encore des interlocuteurs trop encombrants. Quelques uns des PO étaient originaires du monde populaire, d’autres en étaient loin à l’origine. Mais beaucoup avaient vécu les premiers temps de leur séminaire comme une séparation physique. Les offices, les places à la chapelle ou au réfectoire, les levers et les couchers aux heures imposés, les promenades,… tout les conduisait vers une abstraction, une prise de distance. Le style de vie, l’habit (la soutane), comme les relations, appelait à tout réordonner pour qu’advienne une figure sacerdotale « à distance » des attaches humaines. Et les voilà replongés dans un univers professionnel, dans une usine, dans le côtoiement du vestiaire et de l’atelier. Leurs ambitions démesurées, sacrificielles peut-être, sont confrontées à la réalité de la chaîne et à la nécessité d’y trouver sa juste place. L’exactitude du travail du fraiseur fait découvrir une autre solidarité : l’erreur doit être compensée par celui qui prend la pièce ensuite et auquel on avoue la difficulté rencontrée. De ce quotidien, nul n’est sorti indemne. Le volontarisme ne suffit pas ; progressivement, une nouvelle identité se découvre à eux, « ouvriers ».

Mais celle-ci n’était pas abandon : ils étaient prêtres et ouvriers. La recherche de l’un d’entre eux en témoigne : s’essayant à diverses taches pastorales, il découvre l’écart de vérité entre ce qui, à l’usine, est vécu d’humain, partagé comme valeurs, et ce qui est mis sur la table dans les réunions pastorales. Cet écart est reconnu, non sans désarroi. Les relations avec les confrères sont traversées d’une même question : les divergences sont réinterprétées par les biais des idéologies que véhiculent les crises sociales et politiques du moment. Comment, dès lors, ne pas entendre la force du silence des prêtres ouvriers, face à une Eglise qui n’authentifie plus la recherche engagée au nom même de sa présence au monde ?

Le chemin des prêtres ouvriers fut révélateur pour l’Eglise elle-même. Mais d’une certaine manière, cette « vérité », qui interroge l’institution dans sa crédibilité, ne pouvait être redonnée que par l’extérieur. Le travail des chercheurs, appuyé sur les relations fraternelles tissées par un petit groupe de PO, s’est avéré fécond. Les entretiens, menés par une équipe rassemblée par Robert Dumont, livrent une expression tantôt brute, tantôt repensée et validée par les nombreux échanges des « collectifs ».

A cela s’ajoute le travail d’interprétation sociologique. Dans la ligne des analyses de Pierre Bourdieu, elle vise à dépasser les dualismes ou les juxtapositions. On ne peut se contenter d’affirmer que ces hommes étaient prêtres et ouvriers sans dire comment, en eux, à travers eux, la double appartenance institutionnelle s’est avérée décisive, ouvrant une « rupture instauratrice ». Mais l’expression de Michel de Certeau est encore trop abstraite. Car le passage se fait par le corps. C’est en eux-mêmes que les individus vivent, ressentent et expriment les liens qui les attachent à des groupes. C’est en leur corps qu’ils éprouvent la possibilité de se relier de manière neuve.

Ce point d’arrivée est aussi une ouverture pour une lecture théologique, pour ce qui est déjà exprimé par les acteurs eux-mêmes comme reconnaissance théologale. Un sens nouveau du sacerdoce se dessine quand le prêtre rassemble autour de lui, autour d’une table de cuisine, des hommes réunis par une fraternité. Il se dit à travers les liens tissés, dans les discernements (même si le mot n’est pas utilisé) partagés au sein des équipes pour savoir avec qui se lier davantage, avec qui continuer. Il participe d’un réalisme évangélique, « les boiteux marchent, les aveugles voient, les morts ressuscitent ». La vérité de l’Evangile ne peut être seulement dans le discours. Ce sens a déjà traversé l’Eglise, la reconnaissance n’en est sans doute jamais achevée.

Pierre Martinot-Lagarde
6 janvier 2005
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