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Histoire des gauches en France

Jean-Jacques Becker et Gilles Candar La Découverte, 2004, en 2 volumes, 586 p., 32 € et 778 p., 37 €

Le couple droite-gauche, il faut plutôt dire droites-gauches, caractérise l’histoire politique de la France et en partie son histoire sociale et culturelle depuis environ deux siècles. Jusqu’à présent, la droite (René Rémond) ou plutôt les droites en France (que Jean-François Sirinelli voit constituées de trois tendances) semblaient être mieux dotées que les gauches d’un point de vue historiographique. Sans rivaliser avec des œuvres spécialisées, telle l’Histoire générale du socialisme de Jacques Droz ou le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français de Jean Maitron, le présent ouvrage collectif fournit un aperçu d’ensemble de l’histoire complexe, encore trop peu étudiée, des gauches.

Le premier volume, intitulé « l’héritage du xixe siècle », s’interroge sur ce que les auteurs considèrent comme les origines de la gauche en France. Ils ont choisi de croiser les avis de deux maîtres de l’historiographie de la République, Michel Vovelle et Maurice Agulhon. La notion de gauche n’apparaît qu’au xixe siècle. Le titre de ce premier volume est donc justifié. Cette tradition ne tarde pas à se diversifier en plusieurs courants, selon les circonstances (Restauration, deuxième République, second Empire, troisième République) et selon les choix  personnels ou collectifs. Les Lumières, la Révolution de 1789 et la République sont des références obligées. Mais il arrive que des hommes politiques, au centre ou même à droite, se réclament de ces références. L’ouvrage relève en particulier l’existence d’une tendance bonapartiste de gauche, bien implantée dans le peuple. Sous la monarchie censitaire, la gauche prend surtout la forme d’une opposition parlementaire. En 1830 et 1848, émerge un socialisme « à la française », qui puise à des inspirations rationalistes ou parfois chrétiennes (Saint-Simon, et les Saint-Simoniens, Louis Blanc, Buchez) prenant parfois une tournure plus radicale.

L’introduction du marxisme, comme idéologie (matérialisme historique) et ligne d’action politique (lutte des classes), est assez tardive en France. Le syndicalisme révolutionnaire, brimé par la législation, se développe difficilement dans un contexte économique peu favorable et sans lien avec un parti politique. L’anarchisme, dans la mouvance de Proudhon, puis dopé par les événements de la Commune de Paris, reste longtemps influent. A la fin du xixe siècle, la gauche est devenue parlementaire, laïque, jacobine. Elle reste profondément nationale mais, attachée à l’universalisme des droits de l’homme, elle se partage entre internationalisme et exaltation des valeurs républicaines, anti- et pro-colonialisme. Tous les hommes de gauche ne sont pas dreyfusards. Mais ils se battent pour la République, le suffrage universel, l’abolition de l’esclavage, le développement de l’instruction publique, la liberté de la presse. Pourtant, l’identité de l’homme de gauche n’émerge que lentement. Le clivage droite-gauche demeure mouvant, voire incertain.

Le second volume a pour titre : « xxe siècle : à l’épreuve de l’histoire ». Il commence par un long développement (le quart du volume) sur le « peuple de gauche », pour montrer comment les gauches s’inscrivent désormais dans l’histoire non seulement sous la forme d’idées ou de doctrines mais de personnalités individuelles et collectives bien dessinées. Y tiennent une place importante les radicaux de toutes tendances (radicaux de gouvernement et radicaux intransigeants, radicaux en trompe-l’œil qui ont présidé aux destinées de la France de 1901 à 1914, radicaux des années 30). Le socialisme au xxe siècle produit de grandes figures de la vie politique française, de Jean Jaurès à Léon Blum, Michel Rocard et François Mitterrand. Beaucoup de ces personnalités n’ont pas connu que le parti socialiste (Sfio ou PS). Certains l’ont rejoint après un engagement plus modéré, d’autres ont suivi un chemin inverse. Aucun d’entre eux n’est ouvrier ; la plupart appartiennent aux professions intellectuelles (enseignants, journalistes), hauts fonctionnaires, ou professions libérales. Les cadres intermédiaires offrent une image plus nuancée mais appartiennent aux catégories des instituteurs ou des employés administratifs. Entre les ouvriers rassemblés dans les syndicats et les socialistes, il y a moins convergence que méfiance sinon rivalité. D’autres éléments entrent en ligne de compte : la nébuleuse laïque et anticléricale, et une greffe chrétienne qui s’effectue difficilement dans les années 70. Cela explique que le Parti socialiste aura toujours du mal à se structurer. Dans la gauche, une composante anarchique reste présente.

Mais surtout le congrès de Tours, en décembre 1920, voit la rupture entre la Sfio et la section française de l’internationale communiste, devenue le Pcf. L’événement est d’une portée considérable. Faisant l’option du socialisme révolutionnaire marxiste, à l’exemple et sous la coupe des bolchevistes russes, le Pcf puise ses électeurs et ses membres dans le monde ouvrier (mais pas seulement). Solidement encadré par le noyau dur des permanents qui tiennent ici la place de « clercs », soignant la formation de ses militants, le Pcf conquiert rapidement de solides bastions dans les villes mais aussi dans le monde rural et devient le parti populaire par excellence. Réputé bien gérer les municipalités dont il s’est emparé, le PC prend le contrôle de la Cgt et rencontre en même temps un réel succès dans les milieux intellectuels. Il représente une force considérable. Pendant la guerre, son engagement dans la Résistance fait oublier son alignement sur le pacte germano-soviétique. Il n’en ira pas de même quand éclateront dans les années 50 les révélations sur le totalitarisme soviétique, notamment à l’occasion des révoltes en Pologne et en Hongrie. Le Pcf ne réussira pas mieux son aggiornamento que son grand frère soviétique.

Les rangs de la gauche comptent encore des formations diverses, plus ou moins importantes, des mendésistes, des coopératives, des ligues et associations, des mouvements féministes, des héritiers de Trotski et autres gauchistes (« à gauche de la gauche »), des gaullistes de gauche aux convictions sociales et une  « deuxième gauche » qui s’oppose à la gauche classique jacobine, centralisatrice, étatique et protectionniste. Elle se veut décentralisatrice, régionaliste, hostile aux dominations arbitraires des patrons et de l’Etat, favorable au contraire à l’autonomie des collectivités de base. Elle se voit brocardée par ses adversaires, comme tenante d’un social-libéralisme.

L’homme de gauche a beaucoup changé depuis le début du vingtième siècle. Vers 1900, c’était d’abord un Républicain. Mais cette définition ne suffit plus. Sauf dans quelques milieux limités, tout le monde se dit républicain. Beaucoup de Républicains d’origine ont évolué peu à peu vers une droite modérée. L’homme de gauche doit se distinguer par d’autres traits. Il doit apparaître comme un homme de progrès, par opposition à l’homme de droite, conservateur. Il est souvent anticlérical et pas seulement laïque. Sur le plan politique, dans les premières années du siècle, l’homme de gauche par excellence est un radical. La dénomination de ce parti inclut le terme « socialiste ». Pourtant, s’ils veulent être le peuple, les radicaux n’ont pas souvent la fibre sociale. Au moment où l’on voit monter des mouvements syndicalistes mais aussi politiques, socialistes au sens propre du terme, qui entendent être les représentants du monde ouvrier, un conflit ne tarde pas à apparaître entre démocratie politique et démocratie sociale. Ce conflit interpelle fortement les hommes de gauche. Les hommes de gauche sont pacifistes. Mais comment réagissent-ils lorsque le gouvernement en 1913 décide de porter à trois ans la durée du service militaire ? Et lorsque la guerre éclate ? Ils ne veulent pas être « sans patrie ». Léon Jouhaux, secrétaire général de la Cgt, proclame que la classe ouvrière « le cœur meurtri » se doit de combattre contre le militarisme allemand.

La scission de 1920 consacre la division entre les communistes et le reste de la gauche. Les occasions de vrai rapprochement seront rares : 1936 et le Front populaire, le programme commun de gouvernement de 1972 et l’élection de François Mitterrand. Nous avons désormais plutôt « la gauche plurielle » à laquelle s’agrègent des formations modernistes, écologistes de gauche et alternatifs, nés en partie de mai 68. La seconde moitié du siècle est marquée par l’essor puis le déclin du Pcf. La perspective révolutionnaire ne fait plus recette que dans des groupes limités, sans doute en raison de l’évolution de la société.

Jean Weydert
1er novembre 2004
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