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Pourquoi vivons-nous ?

Marc Augé Fayard, 2003, 210p., 16 euros

Pour quoi vivons-nous, travaillons-nous, nous organisons-nous ? Les religions et les mythes offrent des réponses à ces questions. Marc Augé invite à rechercher celles que nous leur donnons aujourd’hui en pratique, expliquant en même temps son passage de l’observation des sociétés africaines à celle de la vie quotidienne en France et proposant de nouveaux sujets d’étude à sa discipline, l’anthropologie.

De ses « terrains » africains, il retient d’abord l’omniprésence des dieux : multiplicité d’objets de culte dans les villages, mais aussi signes dans les corps et les esprits. Tout « événement », occasionnel ou périodique (arrivée des saisons, naissances, passage à l’âge adulte, etc.) est reconnu, compris, bref maîtrisé par l’interprétation des rêves, les rites de possession, l’intervention des sorciers ou des prophètes. Ce travail permet à chacun de se situer parmi les autres hommes, dans l’espace et le temps, et d’établir un lien entre tous.

Pour Marc Augé, ces pratiques ne sont pas absentes des sociétés industrialisées, « sécularisées », ouvertes, où coexistent des individus d’origines diverses, même si elles y sont moins visibles. Le besoin de rites se satisfait dans des fêtes publiques (la fête de la musique) ou privées (substituts au mariage, par exemple). C’est que le rite affirme le lien social : il donne à chacun « la conscience d’être à la fois singulier et comme les autres » ; il manifeste la présence des autres et la possibilité d’échanges avec eux.

Permanences et transformations montrent la pertinence d’une anthropologie générale. Même si celle-ci ne peut procurer qu’un « savoir approximatif », les grands thèmes qu’elle utilisait pour interroger les autres cultures – l’identité, la mémoire, le sacré, l’échange –, valent pour les nôtres et permettent de penser les relations entre les hommes. Tout comme les questions qu’elle se pose sur l’organisation et les représentations de l’espace (le partage entre le « public » et le « privé », par exemple), l’usage des corps, des récurrences et des accidents.

Marc Augé observe cependant un double changement. Aujourd’hui, l’humanité peut « se définir comme unifiée » : « le moindre campement africain ou amazonien » est lié au reste du monde. Mais faute d’institutions et de lieux de rencontre, la « conscience planétaire » reste balbutiante : conscience malheureuse de l’écologie, début de conscience sociale (à travers des rencontres comme celles de Seattle ou de Porto Alegre). Manquent surtout des interprétations susceptibles de donner sens à notre vie en organisant notre passé et en représentant notre avenir. Dieu, la patrie, le roi, le chef, ont perdu leur force, aussi bien que les discours qui les combattaient. Les utopies comme le progrès, la paix universelle, la société sans classes ont été disqualifiées, sans être remplacées. Refusant de penser ses objectifs et ses limites, le libéralisme n’offre comme perspective que le court terme : produire pour pouvoir continuer à produire, consommer pour pouvoir consommer. Le « système » construit par le capitalisme et les technologies ne laisse pas d’autre choix.

Ce rappel des contraintes qui s’exercent sur nous semble valoriser le passé et les  sociétés « autres ». Or ce que les historiens nous disent du premier n’y laisse pas voir le règne de la liberté. Quant aux sociétés africaines, elles sont, elles aussi, dans l’histoire, comme le dit Marc Augé lui même. Aussi la « carapace » – selon le terme de Max Weber – qui enserrait les Africains n’était pas moins étroite que celle forgée par le capitalisme.

Revenant justement sur l’Afrique, Marc Augé se demande si celle-ci n’a pas précédé le reste du monde : la colonisation constituait « une mondialisation partielle ». Les médiations traditionnelles ne fonctionnant plus, les prophètes ont tenté de s’approprier les puissances nouvelles – administrateurs, militaires ou missionnaires – en les mimant, en reprenant leurs dogmes. « Leur échec est aussi le nôtre », comme celui des grands leaders des indépendances, les Senghor, Nkrumah ou Sekou Touré, dont les discours (négritude, conscientisme, socialisme africain) étaient inspirés par la philosophie occidentale,.

Aujourd’hui, les opprimés sont tentés de trouver un « relais universaliste » dans le fondamentalisme religieux, islamique ou évangélique, voire dans le terrorisme. Comme le prophétisme, celui-ci apparaît quand les relations ne sont plus pensables et Ben Laden « mime tragiquement la globalisation ». Ce que tentent de nier les Américains quand ils composent avec le fondamentalisme, mais nous aussi, quand nous confondons, comme eux, culture et religion ou quand nous voulons, au contraire, séparer « sectes » et religions.

Marc Augé milite pour une « anthropologie des fins », sous deux formes. L’une consiste à décrypter les demandes qui s’expriment dans les sociétés contemporaines, le besoin de sécurité par exemple : au Venezuela, les adeptes du culte de Maria Lionza, « possédés » par les délinquants tués par la police, disent à la fois « la morale ordinaire » (rejeter la violence) et la solidarité de tous les pauvres. L’autre appelle à s’intéresser à des domaines-clés : l’économie, où se manifestent les contradictions du système, la science, dont les découvertes ne doivent pas être confisquées par les élites. Deux façons d’affirmer une solidarité, d’inviter « à la fraternité, à la pensée et au savoir », fins ultimes de l’humanité.


Guy Herzlich
6 mai 2004
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