Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site

Lutter contre la pauvreté

Esther Duflo

Les travaux du laboratoire du MIT (le J-PAL) que présente Esther Duflo dans ces deux tomes consistent en l'organisation d'expériences « aléatoires » calquées sur le modèle des expériences pharmaceutiques (avec tirage au sort des « cobayes ») où, au lieu de tester un médicament, l'on teste une politique d'aide au développement (par exemple, vaut-il mieux donner à des enfants kényans des médicaments vermifuges ou des livres pour diminuer leur absentéisme ?). L’économiste du MIT a repris dans cet ouvrage la matière de ses enseignements comme titulaire de la chaire « savoirs contre pauvreté » du Collège de France en 2009-2010. Elle nous livre les principaux résultats des enquêtes menées par son équipe dans différents pays du Sud, au Mexique, en Inde et au Kenya notamment. Les avantages de la méthode pragmatique proposée par le J-PAL sont de deux ordres : de façon immédiate, les économistes ciblent des programmes cherchant à répondre à des besoins sanitaires et éducatifs et tentent, avec l’aide d’acteurs locaux, d’identifier les meilleurs moyens de faire progresser la situation locale : de la dévermifugation et de la fourniture de repas à l’école, pour améliorer le taux et la qualité de la scolarisation, aux incitations fournies aux enseignants ou aux infirmières pour se rendre régulièrement au travail. Par le biais de ces projets ciblés, l’intérêt et la valeur de l’aide devraient pouvoir être testés – ce qui est une façon de répondre aux critiques de l’aide apportée par les pays du Nord aux pays pauvres. Ces expériences rencontrent un vif succès chez certains économistes parce qu'elles sont très simples dans leur principe et semblent conférer à l’économie les atours de la science. Pourtant, la démarche présente de réelles limites.

Tout d’abord, les résultats qu’elle fournit peuvent être décevants : fallait-il  une étude pour montrer que le taux de scolarisation augmente quand l’uniforme est fourni gratuitement, que la demande de médicaments baisse quand ils sont payants, ou que le fait de rester à l’école pour les filles diminue le risque d’avoir des rapports sexuels non protégés ? L’intérêt des ces expériences réside donc davantage, le plus souvent, dans la rigueur de la méthode que dans l’originalité des conclusions. Par ailleurs, s’il y a tout de même quelques sujets sur lesquels la méthode devrait fournir des conclusions non triviales – par exemple, celui qui porte sur les meilleures manières d’enseigner la lecture à l’école primaire –, cela renforce l’importance de la méthodologie expérimentale, puisque c’est sur elle seule que repose toute la légitimité des conclusions obtenues. Or la méthode elle-même souffre de vraies déficiences.

D’abord, E. Duflo le reconnaît elle-même dans ces deux livres, aucune de ces expériences n'est reproductible, ni dans l'espace, ni dans le temps : faites rigoureusement la même expérience ailleurs ou, au même endroit mais un an plus tard, ou encore sur un échantillon plus large, et vous pourriez bien obtenir des conclusions contraires. De sorte qu’il est impossible d'en déduire quelque propriété « générale » que ce soit (comme, par exemple: « en général, il vaut mieux donner des médicaments vermifuges si l’on veut augmenter la scolarisation des enfants kényans»). Ces expériences ne permettent de falsifier aucun énoncé scientifique, au sens poppérien. Pourtant, toute la valeur que le J-PAL entend donner aux expériences qu'il met en scène, consiste justement à fournir des « preuves », un « fondement » scientifique à la production des lois et aux politiques publiques qui en découlent.

De plus, les expériences aléatoires n’appréhendent guère, pour la plupart, les questions culturelles et sociales, réduisant chaque « cobaye » (fût-il un établissement scolaire) à une série de comportements susceptibles d’être stimulés de différentes manières. Quelle anthropologie sous-tend une telle appréhension de situations humaines sous forme de stimuli-réactions micro-économiques, hors de l’histoire ? Subordonner le développement à la fourniture d’incitations financières ou matérielles est une dangereuse opération : l’essentiel ne réside-t-il pas dans l’attention aux ressources intérieures des personnes, des groupes, des pays – leur empowerment et leur leadership collectifs – qui favorisera la mise en place de programmes efficaces et durables ? Le développement nécessite l’accès à la santé et à l’éducation, mais il concerne tout autant le déploiement des différentes capacités individuelles et collectives, en vue d’une transformation des structures macro-économiques injustes.

Même si l’on prend au sérieux l’anthropologie néo-classique sous-jacente à une telle approche en termes d’incitations, ces expériences sont manipulables (au sens où des électeurs « manipulent » des processus électoraux quand ils ne votent pas pour leur candidat préféré mais pour un autre, dans l'espoir stratégique d'éliminer un concurrent qui menace leur favori). Ainsi, les « cobayes » peuvent fort bien décider d'augmenter l'absentéisme des enfants à qui on aura donné des livres de manière que la politique ultérieurement mise en œuvre consiste à distribuer des médicaments vermifuges, non parce qu'en réalité ces médicaments seraient plus efficaces que les livres mais, par exemple, parce qu'il y a un marché noir du médicament alors qu'il n'y en a pas pour les livres, au sein d'une population en majorité illettrée. Cette question, pourtant au cœur de la recherche économique depuis vingt ans (et qui est très sérieusement prise en compte, aujourd’hui, par exemple dans la définition des mécanismes d’enchères, les processus de vote ou les politiques de lutte anti-trust) est ignorée dans cette démarche et en fragilise la portée.

Enfin, ces expériences posent des questions éthiques et politiques : lorsqu’une loi, comme celle du RSA en France, se réclame d’une expérience aléatoire comme justification « scientifique », c’est que le législateur comprend désormais la loi comme un stimulus à la manière des behavioristes, construite non plus comme expression de la volonté générale (pour cela, il « suffirait » de demander aux gens ce qu’ils veulent) mais comme reflet d’une réalité « scientifiquement appréhendée » (laquelle pourrait éventuellement être opposée à la volonté des citoyens). La loi n’est plus là pour dire le droit mais pour influencer le comportement des individus tel qu’on croit pouvoir l’inférer des « cobayes ». Supposons, alors, qu’une loi soit mise en œuvre au nom d’une « expérience aléatoire » (comme le promeut actuellement Martin Hirsch) et que les résultats obtenus in fine ne correspondent pas à ce qui était attendu. (C’est possible puisque les expériences elles-mêmes ne sont pas reproductibles.) Le législateur pourra-t-il « sanctionner » les individus incriminés (en leur refusant l’accès au RSA ou à la promotion scolaire, etc.) au motif qu’ils ne se comportent pas comme l’avait prédit la « nature sociale » mise en lumière par l’expérience aléatoire ? Quelle représentation de l’espace public et du droit se trouve ainsi véhiculée ? Et quel est son rapport avec la démocratie ?

Léa Champlain
6 juin 2012
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules