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Le lien social

Pierre Bouvier

De plus en plus invoqué ces dernières années, le thème du lien social est étudié ici sous l’angle de la socio anthropologie : une interdisciplinarité chère à Pierre Bouvier, sociologue à Paris X-Nanterre, pour l’étude de l’individu situé au « milieu du Même et de l’Autre » dans son existence contemporaine.

L’auteur remarque que la notion même de « lien social » est beaucoup plus récente que son contenu. Son hypothèse est que les appels, récurrents aujourd’hui, à « renouer le lien social » prouvent le délitement de ce dernier. Cette hypothèse justifie une recherche afin d’éclairer une notion dont la naissance remonte au début du siècle dernier, au moment où la sociologie s’établissait comme science, quelques décennies après la Révolution industrielle.

Consubstantiel au fait humain (ne serait-ce qu’en vue de la reproduction de l’espèce) le lien social se fait sentir par son absence, selon deux modalités : le lien refusé a posteriori (la vie des ermites dans le désert, par exemple), ou celui manquant a priori (cas du « Sauvage de l’Aveyron »). Le lien social est le fruit d’une contrainte ou d’un choix, le réel faisant toujours état d’un entre-deux. Son étude fait apparaître trois catégories fondamentales : en premier lieu les liens sociaux impliqueraient de la positivité, car orientés vers l’émancipation, la liberté, l’égalité, la justice. De Locke à Durkheim, les liens sociaux sont souhaités en tant que finalité des rapports humains, dans une logique de solidarité. A l’inverse, La Boétie, Hobbes, Marx ou Pierre Bourdieu soulignent que les liens sociaux sont marqués par des rapports de domination et de subordination. Ces liens sociaux sont synonymes de négativité. En troisième lieu, les liens sociaux dits « neutres » se présentent comme permettant aux individus de s’exprimer et d’atteindre les buts qu’ils se sont fixés (Max Weber, Irving Goffman, Raymond Boudon).

Pendant plusieurs siècles, le lien social a un côté totalisant, par son caractère « englobé et imposé ». L’ossature sociale des regroupements humains s’articule autour de catégories spécifiques assurant, par leur coordination, la reproduction de l’organisation sociale. Cette structure tripartite (il y a ceux qui prient, ceux qui se battent, ceux qui travaillent) mise en avant par Georges Dumézil se prolonge jusqu’à l’émergence de la personne, au moins dans les représentations et le monde des idées, lors de l’époque moderne.

Au-delà de l’histoire d’une notion et de son appropriation par les sciences sociales (Ecole de Chicago, Ecole de Francfort entre autres), l’auteur scrute les stratégies des acteurs pour « faire du lien » aujourd’hui. « Faire » : le changement sémantique signale le renversement radical de perspective des trois dernières décennies ; car « au cours des trois premières qui suivirent la deuxième guerre mondiale, on en parlait peu car il allait de soi », souligne Pierre Bouvier, qui rappelle l’accélération de la mondialisation à partir des années soixante-dix. Mondialisation qui croît parallèlement à la précarisation des individus dans les sociétés occidentales.

Reprenant les analyses de Norbert Elias (La société des individus) ou, celles plus récentes de François de Singly, l’auteur note que le lien social est soumis à l’approbation des individus, qu’il s’est contractualisé. Aboutissement de l’homme « auto-construit » ? Certes, ni l’Etat-nation ni aucune autre institution (politique, religieuse, communautaire…) ne peut se prévaloir d’une position surplombante déterminante sur l’individu. Pierre Bouvier écrit : « Ce n’est pas comme Homme que je me développe, et je ne développe pas l’Homme : c’est moi qui me développe. Par le seul fait que je suis ce moi unique, je fais de tout ma propriété rien qu’en me mettant en œuvre et en me développant. » Mais l’ « individu-stratège », dans sa volonté de faire du lien social (volonté prise en étau entre le marché et le ghetto), se voit proposé des modèles alternatifs de participer au « vivre ensemble ». C’est ce que reflèterait, par exemple, la floraison des émissions de télé-réalité, dans lesquelles l’illusion de regarder des « vraies gens » masque mal le caractère interchangeable des protagonistes et, de fait, leur présence purement fonctionnelle au service d’une histoire codifiée à l’avance.

Pierre Bouvier refuse cependant toute conclusion pessimiste quant au devenir du lien social. Il montre à travers des exemples, celui des repas de quartier, mais aussi, plus longuement développé, celui des « squarts » (squats d’artistes) – dont le 59 Rivoli, devenu fameux –, que ces réunions issues de décisions volontaires sont à même de créer du lien : les squatters partagent l’idéal du travail non contraint et un désir de différenciation vis-à-vis du reste de la société.


Romain Subtil
1er février 2006
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