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La ville

Max Weber La Découverte, 2014 [1921, nouvelle trad. française d’Aurélien Berlan], 280 p., 17 €

À sa mort, Max Weber laissait une œuvre considérable mais largement inédite. Certes quelques livres (L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Le savant et le politique…) dont l’importance n’est plus à démontrer, avaient été publiés sous son autorité. Mais il restait nombre de manuscrits plus ou moins liés aux deux grands chantiers que le sociologue avait ouverts : l’un se rapportant aux fondements de l’économie politique, l’autre à l’éthique des religions mondiales. Mais quelle était leur place dans l’un ou l’autre de ces projets, voire les deux ? Et  selon quels critères en apprécier le degré de finition ?

Les articles qui se rapportent à « La ville » ont été écrits entre 1911 et 1914. Si Weber ne les a jamais retouchés par la suite, ils ne constituaient pas encore un manuscrit pleinement défini et encore moins achevé (aucun appareil de notes n’y figurait). Ainsi n’était-il pas évident de situer la place de pages se rapportant au seul thème de la domination : bien des exemples proposés se placent dans un contexte urbain, mais la démonstration se fonde surtout sur des préalables plus généraux, qui pouvaient relever d’un autre projet éditorial. Énigmatique est certainement le chapitre final, conçu manifestement comme tel par le sociologue. Consacré à l’émergence – dans le seul Occident médiéval – de villes plébéiennes qui font suite aux cités grecques et surtout romaines (où le qualificatif a eu son premier usage), il se termine de manière abrupte sur une comparaison entre deux formes de noblesse patricienne. Il s’agit plus d’un moment d’argumentation que d’une conclusion. Et ce n’est sûrement pas encore la conclusion d’ensemble.

Grâce à la nouvelle édition critique des œuvres complètes du sociologue, actuellement en voie d’achèvement en Allemagne, il est maintenant possible de lever certaines de ces incertitudes, de réunir et d’annoter les manuscrits qui constituent raisonnablement un ensemble cohérent sur la « ville ». C’est sur ce travail que se fonde cette nouvelle édition française. Elle est remarquablement traduite par Aurélien Berlan, dont l’introduction donne  au lecteur les moyens de se concentrer sur le véritable enjeu de ces manuscrits, tandis que glossaire et index lui permettent de garder le fil conducteur lorsque les données comparatives deviennent vertigineuses.

Mais une première question se pose : pourquoi traiter de la ville au singulier ? De quoi s’agit-il étant donné la diversité des modes de spatialisation urbaine ? L’étude comparée des villes, en Orient et en Occident, depuis l’antiquité jusqu’au Moyen-Âge, permet ici de mettre en évidence certaines particularités ouvrant au développement du capitalisme occidental. Elle propose comme hypothèse que l’une des étapes décisives pour l’amorce de cette dynamique se trouve dans  l’apparition de la commune libre médiévale, tant en Italie que dans le nord de l’Europe continentale. Dans cette configuration – une ville libre, autocéphale et autonome – et dans celle-là essentiellement, le mode de fonctionnement du commerce, la régulation juridique de certains rapports sociaux, la présence d’une administration efficace, ont été autant d’éléments favorables au développement d’une économie privée. Dans ces communes, les bourgeois-citoyens sont devenus des entrepreneurs. Leurs entreprises modestes et sans visibilité particulière se sont inscrites dans une dynamique de marché où elles se sont développées de manière réfléchie et rationnelle. Elles ont été un préalable essentiel au développement du capitalisme moderne, dont les développements ultérieurs ont été l’un des sujets de prédilection du sociologue.

Pour relever la singularité des communes médiévales, il fallait commencer par distinguer différents modes de spatialisation urbaine, selon des critères qui éclairent les rapports sociaux et leurs modalités d’efficacité, ceux-là mêmes sur lesquels les comparaisons sont étayées. La nature (familiale, militaire ou religieuse) des groupements qui habitent un espace donné est le plus élémentaire d’entre eux. Il permet de repérer des rapports sociaux significatifs et leurs modalités les plus probables en termes de soumission et de domination. On peut comparer aussi les relations qui s’établissent entre un groupement installé sur un territoire et ceux qui sont à l’extérieur, les mobilités ou les instabilités qui en résultent, les modes d’association entre groupements et leurs effets. Il peut y avoir cohabitation de groupements sous l’autorité de l’un d’entre eux. Mais aussi fraternisation entre des groupements, auquel cas on peut observer de nouveaux équilibres, d’autres régulations, une rationalisation plus exigeante. Ces diverses configurations étant construites (selon la figure de l’idéal-type) et repérées dans divers espaces et temporalités, se dessinent des contextes d’action, des moments décisifs, des lieux singuliers et des  lignes d’évolution.

Cette approche place les communes médiévales libres (la ville) dans une généalogie à la fois économique et politique. Elles ne se sont déployées que dans certains périmètres et seulement à une certaine période. Elles ont évolué du fait même du développement qu’elles avaient rendu possible, faisant alors place à d’autres spatialisations dans des ensembles politiques plus vastes.

Le texte proposé par Aurélien Berlan, dans la suite de la nouvelle édition allemande, permet sans aucun doute de renouveler l’approche du projet wéberien dans ses questions et dans sa complexité. Reste peut-être l’exercice du doute systématique, celui auquel Yves Sintomer souhaite se livrer dans une postface à l’ouvrage : l’analyse de Weber, quel que soit son intérêt, ne serait-elle pas un peu datée au regard d’une histoire qui se fait désormais à l’échelle mondiale, hors frontières ? Peut-on encore soutenir que le développement du capitalisme moderne est une particularité de l’Occident ? Par ailleurs, Weber, traitant des villes plébéiennes, n’aurait-il pas fait trop peu de cas de la démocratie ? Mais, au regard de la compétence du sociologue à poser le problème de l’action dans sa dimension éthique et politique, ces réserves ne sont-elles pas un peu spécieuses ?

Pascale Gruson
18 mai 2015
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