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Ensemble. Pour une éthique de la coopération

Richard Sennett Albin Michel, 2014 [2012, trad. de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat], 384 p., 24 €

Nombreux sont aujourd’hui les espaces de coopération. L’un de leurs propos est de remédier aux défaillances des politiques publiques (en matière de protection sociale, d’éducation…), bien souvent démunies devant les surprises que réservent les points aveugles du capitalisme financier et les discontinuités brutales qu’il impose. Les initiatives en ce domaine peuvent être de nature très diverse. Dans la complexité du monde actuel et de ses interdépendances, elles s’inscrivent dans des organisations (à but lucratif ou non) capables de souplesse et d’adaptation rapide. Est-ce une condition suffisante pour faciliter notre vie en commun et donner à chacun des perspectives durables de confiance et d’amitié ? C’est cette question que Richard Sennett a souhaité développer, dans un livre où les analyses historiques et sociologiques croisent ses propres expériences de coopération dans de multiples domaines (un centre communautaire de la ville de Chicago où il a passé son enfance, l’orchestre symphonique auquel il a un temps appartenu, les milieux de recherche où il a engagé ses enquêtes sociologiques, à certains égards aussi, mais avec plus de réserves, la participation à des réseaux sociaux).

En soi, la coopération est au fondement de toute vie en société, y compris dans le monde animal. Définie par des rapports sociaux, elle valide localement leur pertinence et leur mode d’action selon diverses configurations (du travail artisanal à l’œuvre sociale). Tout espace de coopération repose sur des règles, des relations de respect mutuel et de confiance. Cette forme de contrat permet de reconnaître et d’accepter une autorité légitime, mais elle n’implique en soi aucune solidarité particulière, ni même une mutualisation des intérêts des protagonistes. Cet équilibre subtil a des fragilités. Dans un environnement social mouvant et difficile à déchiffrer, les coopérations peuvent s’affaiblir. L’autorité qui était fondée sur la confiance et le respect mutuel peut se transformer en rapports de pouvoir engendrant inégalité, injustice, violence, perte de sens. Des liens sociaux auparavant amicaux peuvent devenir étouffants. Ce n’est pas pour autant que l’expérience coopérative doit être abandonnée ; il est possible de la renforcer sur de nouvelles bases contractuelles.

On trouve dans l’histoire de multiples exemples de ces mutations, plus ou moins réalisées, plus ou moins accessibles. Richard Sennett revient sur celles qui sont attachées à la Réforme luthérienne et à ses conséquences. Le célèbre tableau de Hans Holbein Les ambassadeurs sert de fil conducteur. En effet, on peut y voir des informations remarquables sur les changements advenus, les questions qu’ils posent, les possibles qu’ils ouvrent. Il y a, par exemple, ce qui atteste d’un changement dans l’Église : un recueil de cantiques ouvert indique que la liturgie fait usage de la langue vernaculaire. Par ailleurs, des instruments de mesure témoignent de l’efficacité de langages scientifiques nouveaux et pourvus de solides cohérences internes. Les diplomates, quant à eux, viennent d’inaugurer (cette fonction est nouvelle) des relations fondées sur le dialogue, en lieu et place d’affrontements (mais qu’en est-il des ruses de la rhétorique, un thème qui n’est pas abordé ?). Enfin, on y trouve un symbole de vanité, généralement attaché à ce type de tableau. Mais ce qui est intrigant est que celui-ci est plus ou moins visible selon l’angle de vue, en raison d’une anamorphose de la tête de mort qui le représente. Cette énigme ouvre à une question pressante. Les outils nouveaux et puissants de la modernité peuvent engager bien des changements. Mais il est difficile de savoir si les possibles qu’ils permettent sont plutôt ouverts ou plutôt menaçants au regard de la capacité à vivre ensemble. Les ambassadeurs, quant à eux, ne prennent pas parti : ils sont sans expression. C’est une énigme supplémentaire.

À la suite de la Réforme, de grands débats philosophiques sur l’usage de la modernité ont eux aussi permis d’apprécier les vertus du dialogue plutôt que les incertitudes des affrontements dialectiques. Sennett se réfère volontiers aux écrits contrastés de Hobbes, Locke, Smith et d’autres (à l’exclusion de Hegel). Le dialogue, plus proche de l’expérience vécue et de ses horizons d’action, rend possible l’engagement éthique nécessaire à une coopération équilibrée. Il rend plus libre d’y adhérer ou de s’en séparer. Dans ce livre foisonnant de références et d’images saisissantes, le sociologue nous fait comprendre que l’ambition de vivre ensemble dans l’amitié ne saurait se passer de dialogue. Est-ce suffisant ? La discussion doit évidemment se poursuivre.

Pascale Gruson
11 mars 2015
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