Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site

Le marché. Histoire et usages d’une conquête sociale

Laurence Fontaine Gallimard, 2014, 442 p., 22,90 €

Avoir quelque chose à vendre et à acheter, n’est-ce pas la marque d’une liberté acquise qui respecte votre dignité ? Historiquement, en effet, le marché a permis aux individus de s’émanciper des tutelles féodales, de marchander entre eux, de passer contrat, de parvenir à un accord pour estimer la valeur des biens et des marchandises, d’obtenir des crédits sur la base d’un engagement de la parole donnée. Pour Laurence Fontaine, le marché exerce un « pouvoir libérateur ». Il est un « développeur d’égalité », et même « un ferment de démocratie ». C’est peut-être ainsi que l’on pourrait résumer sa démonstration, pour laquelle l’historienne nous offre un ouvrage fort instructif, passionnant, afin de mieux comprendre le développement des échanges marchands, depuis les sociétés patriarcales de l’Ancien Testament, puis à travers les pèlerinages, les foires, les auberges, le colportage, les ventes aux enchères, les loteries, jusqu’à l’accès aux capitaux et au microcrédit, les réglementations et les juridictions. Mais elle met aussi l’accent sur ce qu’elle appelle les faiblesses du marché : la fraude, le monopole, la corruption, le conflit d’intérêts, la rétention d’information… Elle prend soin, enfin, de souligner la spécificité respective des marchés financiers et des marchés du travail.

Cette investigation est consacrée, pour l’essentiel, aux évolutions convergentes des pratiques mercantiles dans les différents pays de l’Europe occidentale jusqu’à la fin du XXe siècle. Elle élargit cependant le regard grâce à des comparaisons avec les évolutions d’autres pays, comme l’exclusion des femmes dans les zones tribales de l’Afghanistan ou les alliances entre familles au Japon, en Corée ou en Amérique latine. Sans oublier des rapprochements éclairants avec des situations et des stratégies contemporaines. Ainsi l’organisation des réseaux de marchands migrants de l’Europe préindustrielle est-elle très comparable à celle des groupes d’affaires ethniques d’aujourd’hui.

À travers l’évolution des législations sociales, des doctrines religieuses ou philosophiques (par exemple, l’opposition des religions monothéistes au prêt à intérêt), des théories économiques (une place particulière est réservée à la pensée d’Adam Smith), et malgré les résistances de certaines « autorités hiérarchiques », on voit progressivement naître et croître la fonction économique des marchands, leur pénétration des milieux urbains, la multiplication de leurs réseaux commerciaux au-delà des frontières. La problématique de la fixation des prix est abondamment illustrée, ainsi que l’enjeu déterminant du recours au prêt et au crédit.

Pour autant, l’auteure ne cherche pas à distinguer des périodes ou des ruptures dans le développement global du marché. Les chapitres abordent des thèmes (religions, places et réseaux du commerce, enjeux sociaux et politiques, libertés, logiques…) qui sont autant d’approches pour appréhender l’histoire du marché. Par exemple, une sous-partie d’un chapitre est consacrée au  « combat des vendeurs de rue hier et aujourd’hui ».

Précisément, un aspect particulièrement intéressant de ce livre est de rappeler avec insistance le lien entre le marché et la lutte contre la pauvreté. Celui qui dispose enfin de quelque bien ou de quelque monnaie peut commencer à subvenir à ses besoins. Il s’agit d’une conquête que d’accéder ainsi à des « échanges », en lieu et place des pillages qui vous déshonorent et des dons qui vous humilient.

Encore faut-il pouvoir entrer dans le marché ! Si la démocratie consiste à donner à chacun la possibilité de participer à la vie civile, un État démocratique se doit d’être solidaire et de garantir à chacun un minimum de ressources. Une personne trop démunie pour accéder aux échanges marchands se voit contrainte, pour survivre, de « se marchandiser » elle-même, de se prostituer, de vendre ses organes ou ses enfants, de se faire exploiter par d’autres, de voler ou de mendier. Ce qui est inacceptable pour une société démocratique. Le travail n’est pas une marchandise comme les autres, il est une valeur fondamentale, un droit qui permet à chacun, non seulement de gagner sa vie, mais d’être reconnu comme un citoyen à part entière.

Or le libre accès de tous au marché, qui aurait pu être rendu possible par le droit de tous à un travail décent et/ou à une garantie de ressources – pour devenir ainsi un pilier de la coexistence de citoyens reconnus dans leur égale dignité –, se voit, en quelque sorte, perverti, du fait des appropriations privées du marché par les plus gros et les plus puissants, par ceux qui estiment que la rémunération du capital est plus importante que celle du travail.

En conclusion, Laurence Fontaine pose la question : « Comment faire du marché un bien public, où s’appliqueraient les lois communes de la justice ? » Elle n’y répond pas vraiment (sans doute n’est-ce pas de son ressort d’historienne), sauf à déplorer les dérives financières contemporaines et à appeler à replacer le consommateur au centre. Il importe, selon elle, d’ancrer le marché dans le respect des droits de l’homme. « La démocratie ne peut vivre si toutes les voix ne sont pas entendues. À commencer par celles, ici ou ailleurs, qui demandent une chose première parce qu’elles la savent essentielle pour tout le reste : un accès sans condition au marché. » C’est la perspective majeure qu’elle esquisse au terme de son livre, comme une nouvelle étape à franchir dans l’histoire de cette conquête sociale.

Daniel Fayard
16 avril 2014
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules