« À te garder, on ne gagne rien. À t’éliminer, on ne perd rien », « La dette de sang doit être remboursée par le sang », « Il ne faut pas avoir de sentiments personnels ». Ces quelques slogans avaient cours au Kampuchea démocratique (Cambodge) entre avril 1975 et janvier 1979, sous le régime des Khmers rouges. C’est désormais, pour Rithy Panh, survivant du crime de masse et de la famine, l’objet d’un « chagrin sans fin ». Écrivain et cinéaste, il ne cherche pas tant à faire toute la vérité sur la mort d’1,7 million d’êtres humains (presqu’un tiers de la population) qu’à ouvrir la parole et la connaissance. Il essaie de trouver la juste distance, « ni sacralisation, ni banalisation ». Il a rencontré, durant des centaines d’heures, « Duch » (nom de guérilla), responsable du centre de torture et d’exécution S21, situé dans un Phnom Penh vidé de ses habitants. Il s’agissait pour celui-ci d’obtenir à tout prix des aveux (qu’il savait faux) et d’exécuter systématiquement. Les prisonniers n’étaient plus des hommes, mais des animaux ou des « bouts de bois », des cadavres. Duch l’avoue aujourd’hui : « Les Khmers rouges, c’est l’élimination. L’homme n’a droit à rien. » Il ne rêve ni ne cauchemarde, il rit encore parfois « à gorge déployée ». Ancien professeur de mathématiques, il avait engagé sa vie dans la révolution et l’idéologie (« C’est l’idéologie qui commande. Mes hommes ont pratiqué l’idéologie. »). Désormais converti au protestantisme évangélique, il prétend parler, pourtant il ment encore. C’est « un homme qui pense ». De quoi l’homme est-il donc capable? Mais c’est finalement l’auteur lui-même qui a perdu toute sa famille à 13 ans et survécu dans les rizières, qui se dévoile dans ce livre de souvenirs, d’entretiens et de réflexions, remarquablement écrits. Vertigineux et terrifiant.